l'Art de la Guerre(extraits)
Sun Tzu dit : La guerre est d’une importance vitale pour l’état. C’est le domaine de la vie et de la mort : la conservation ou la perte de l’Empire en dépendent ; il est impérieux de le bien régler. Ne pas faire de sérieuses réflexions sur ce qui le concerne, c’est faire preuve d’une coupable indifférence pour la conservation ou pour la perte de ce qu’on a de plus cher, et c’est ce qu’on ne doit pas trouver parmi nous. La doctrine, l’équité, l’amour pour tous ceux qui sont nos subordonnés et, pour tous les hommes en général, la science des ressources, le courage et la valeur : telles sont les qualités qui doivent caractériser celui qui est revêtu de la dignité de Général ; vertus nécessaires pour l’acquisition desquelles nous ne devons rien négliger : seules elles peuvent justifier notre présence à la tête des autres Parce que vous saurez distinguer ce qui est possible de ce qui ne l’est pas, vous n’entreprendrez rien qui ne puisse être mené à bonne fin. Avec la même pénétration, ce qui est loin sera vu comme si c’était sous vos yeux et inversement. Vous profiterez de la dissension qui surgit chez vos ennemis pour attirer les mécontents dans votre parti en ne leur ménageant ni les promesses, ni les dons, ni les récompenses. Vous n’attaquerez pas un ennemi plus puissant et plus fort que vous et vous éviterez ce qui peut conduire à un engagement général. Toujours, vous cacherez à vos adversaires l’état dans lequel sont vos troupes : parfois vous ferez répandre le bruit de votre faiblesse, ou vous feindrez la peur pour que l’ennemi, cédant à la présomption et à l’orgueil, ou bien vous attaque imprudemment, ou bien, se relâchant de sa surveillance, se laisse lui-même surprendre. Les troupes doivent être toujours tenues en alerte, sans cesse occupées, afin qu’elles ne s’amollissent pas. Aucune dissension n’est tolérable parmi vos troupes. Elles forment une seule famille dans laquelle rien ne doit être négligé pour que règne la paix, la concorde et l’union. Ne laissez échapper aucune occasion d’incommoder l’[ennemi], faites-le périr en détail, trouvez le moyen de l’irriter pour le faire tomber dans quelque piège, provoquez des diversions pour lui faire diminuer se forces en les dispersant, en lui massacrant quelques partis de temps à autre, en lui enlevant ses convois, ses équipages et tout ce qui pourrait vous être de quelque utilité. Traitez bien les prisonniers, nourrissez-les comme vos propres soldats, afin qu’ils se trouvent mieux chez vous qu’il ne l’étaient dans leur propre camp ou dans leur patrie. Ne les laissez jamais oisifs, tirez parti de leurs services avec toutes les précautions convenables et conduisez-vous, en somme, comme s’ils se fussent enrôlés librement sous votre bannière. Si vous faites exactement ce que je viens de vous indiquer, les succès accompagneront vos pas, partout vous serez vainqueurs, vous ménagerez la vie de vos soldats, vous affermirez votre pays dans ses anciennes possessions, vous lui en procurerez de nouvelles, vous accroîtrez la splendeur et la gloire de l’État et le Seigneur ainsi que ses sujets vous seront redevables de la douce tranquillité dans laquelle ils couleront désormais leurs jours. Est-il rien qui soit plus digne de votre attention et de tous vos efforts ? D’abord conserver son pays et les droits qui en découlent et ensuite seulement conquérir le pays ennemi ; assurer le repos des cités de votre nation : voilà l’essentiel, troubler celui des villes ennemies n’est qu’un pis-aller ; protéger contre toute insulte les villages amis, c’est votre premier devoir ; faire des irruptions sur les villages ennemis ne se justifie que par la nécessité ; empêcher que les hameaux et les chaumines de nos paysans subissent le moindre dommage : voilà ce qui mérite votre attention ; dévaster les installations agricoles de vos ennemis, c’est ce qu’une disette doit seule vous faire entreprendre. Quand vous serez bien pénétré de ces principes, vous pourrez attaquer les villes ou engager les batailles : je vous garantis le succès. Toutefois, livrer cent combats et remporter cent victoires, c’est bien, mais ce n’est pas le meilleur. Sans bataille, immobiliser l’armée ennemie, voilà qui est l’excellent. En agissant ainsi, la conduite du général ne différera pas de celle des plus vertueux personnages ; elle s’accordera avec le Ciel et la Terre dont les actions tendent à la production et à la conservation des choses plutôt qu’à leur destruction. Jamais le Ciel n’approuva l’effusion du sang humain : c’est lui qui donne la vie aux hommes ; lui seul doit être le maître de la trancher. Ainsi, sans donner de batailles, tâchez d’être victorieux, ce sera le cas où, plus vous vous élèverez au-dessus du bon, plus vous approcherez de l’excellent. Les grands généraux y parviennent en éventant toutes les ruses de l’ennemi, en faisant avorter ses projets, en semant la discorde parmi ses partisans, en le tenant toujours en haleine, en le privant des secours étrangers qu’il peut recevoir et en lui enlevant toute possibilité d’entreprendre rien qui puisse être avantageux pour lui. Pour vaincre ses ennemis, cinq choses principales sont nécessaires à un général : 1 – Savoir s’il peut combattre et quand il faut cesser ; 2 – Savoir s’il faut engager peu ou beaucoup ; 3 – Savoir gré aux simples soldats autant qu’aux officiers ; 4 – Savoir mettre à profit toutes les circonstances ; 5 – Savoir que le Souverain approuve tout ce qui est fait pour son service et sa gloire. Que quiconque est employé par vous soit persuadé que vous avez, avant tout, pensé à le préserver contre tout dommage. Les troupes qu’on lance sur l’ennemi doivent être comme des pierres qu’on jette sur des œufs. Entre l’ennemi et vous, il doit en être comme du faible au fort, du vide au solide. Attaquez ouvertement mais soyez vainqueur en secret. C’est en cela que consiste l’habileté et la perfection même du commandement des troupes. Grand jour et ténèbres, apparence et secret : voilà tout l’art. De même qu’avec les cinq tons de la musique, les cinq couleurs et les cinq goûts, on peut, par combinaison, obtenir des effets infinis, la possession des principes donne au général dans n’importe quelle circonstance toutes les solutions qui conviennent. En matière d’art militaire et de gouvernement des troupes, on ne considérera que ces deux éléments : ce qui doit être fait en secret et ce qui doit être exécuté ouvertement, mais, dans la pratique, c’est une chaîne sans fin d’opérations, c’est comme une roue qui n’a pas d’extrémités. Chaque opération militaire a des parties qui demandent le grand jour et des parties qui veulent le secret de la nuit. On ne peut les déterminer à l’avance ; seules les circonstances permettent de les discerner. Pour resserrer le lit d'un torrent, il faut disposer d’énormes quartiers de roches ; pour prendre un petit oiseau, le filet le plus fin suffit amplement. Et, pourtant, le torrent parvient à rompre ses digues et, à force de se débattre, le petit oiseau brise les mailles du filet. Aussi quelques bonnes, quelques sages que soient les mesures que vous avez prises, ne cessez pas d’être sur vos gardes, de veiller et de penser à tout et ne vous abandonnez jamais, ainsi que vos troupes, à une présomptueuse sécurité. Ceux-là possèdent véritablement l’art de bien commander les troupes qui ont su et qui savent rendre leur puissance formidable, qui ont acquis une autorité sans borne, qu’aucun événement ne peut abattre, qui ne font rien avec précipitation, qui gardent, dans les moments de surprise, le même sang-froid que s’il s’agissait d’actions méditées, dans les cas prévus longtemps auparavant, et pour qui la promptitude dans la décision n’est que le fruit de la méditation préalable jointe à une longue expérience. La force de ces sortes de chefs est comparable à celle de ces grands arcs qu’on ne saurait bander sans le secours d’une mécanique. Leur autorité a la puissance des flèches lancées par ces arcs : elle est irrésistible et elle renverse tout. Comme la sphère dont tous les points de la surface sont semblables, ils sont également forts partout et, partout, offrent la même résistance. Au cours de la mêlée et dans le désordre apparent, il tiennent un ordre imperturbable ; de la faiblesse, il font surgir la force, de la poltronnerie et de la pusillanimité, ils font sortir le courage et l’intrépidité. Mais faire servir le désordre à l’ordre n’est possible qu’à celui qui a profondément réfléchi aux évènements qui peuvent survenir ; engendrer la force dans la faiblesse n’appartient qu’à ceux qui détiennent une absolue maîtrise et une autorité incontestée. Savoir faire sortir le courage et l’intrépidité de la poltronnerie et de la pusillanimité, c’est être héros soi-même, c’est être plus qu’un héros, c’est être au-dessus des intrépides. Si grand et prodigieux que cela paraisse, j’exige cependant quelque chose de plus de ceux qui commandent les troupes : c’est l’art de faire mouvoir à son gré les forces ennemies. Ceux qui possèdent cet art admirable disposent et l’attitude de leurs troupes et de l’armée qu’ils commandent. L’ennemi vient à eux quand ils le désirent et il leur fait des offres ; ils donnent à l’ennemi et celui-ci accepte ; ils lui abandonnent et il vient prendre. Prêts à tout, ils profitent de toutes les circonstances ; toujours méfiants, ils font surveiller les subordonnés qu’ils emploient et, se méfiant d’eux-mêmes, ils ne négligent aucun moyen qui puisse leur être utile. Ils regardent les hommes qu’ils doivent combattre comme des pierres ou des pièces de bois qui doivent descendre une pente. Pierre et bois sont inertes par nature ; ils ne sortent de leur repos que par l’impulsion qu’ils reçoivent. Mis en mouvement, s’ils sont carrés, ils s’arrêtent vite ; ronds, ils roulent jusqu’à ce qu’ils rencontre une résistance invincible. Faites en sorte que l’ennemi soit entre vos mains comme une pièce arrondie que vous feriez rouler d’une hauteur de mille jin. Par là, on reconnaîtra votre autorité et votre puissance et que vous êtes digne du poste que vous occupez. La grande science est donc de faire vouloir [à l’ennemi] tout ce que vous voulez qu’il fasse et de lui fournir, sans qu’il s’en aperçoive, tous les moyens de vous seconder. Le grand art d’un général est de laisser toujours ignorer à l’ennemi le lieu où il aura à combattre et de lui dissimuler les positions qu’il fait préparer. S’il y parvient et réussit à cacher le moindre de ses mouvements, il n’est pas seulement un habile général, c’est un homme extraordinaire, un vrai prodige, car sans être vu, il voit ; il entend sans être entendu ; il agit sans bruit et dispose à sa convenance du sort de ses ennemis. Que l’ennemi ne sache jamais comment vous avez l’intention de le combattre, ni la manière dont vous vous disposez à l’attaquer ou à vous défendre. Dans son ignorance, il multipliera les préparatifs, tâchera de se rendre fort partout, divisera ses forces : ce qui occasionnera sa perte. Ne l’imiter pas : faites choix d’un secteur pour attaquer et mettez-y la majeur partie de vos forces. Pour l’attaque de front, mettez en première ligne vos troupes d’élites, car on résiste rarement à un premier effort alors qu’on répare difficilement un échec de début. L’exemple des braves entraîne les timorés. Ceux-ci suivent aisément le chemin ouvert, alors qu’ils seraient incapables de le frayer. Si vous voulez faire effort à une aile, mettez-y vos meilleures troupes et à l’autre ce qui est moins bon. Au moment de déclencher l’action, lisez dans le regard de vos soldats, observez leur premiers mouvements : de leur ardeur ou de leur nonchalance, de leur intrépidité ou de leur hésitation, vous pourrez conclure au succès ou à la défaite. C’est un présage qui ne trompe pas que la contenance des troupes au moment de l’engagement. Tel qui a remporté une victoire décisive, eût été battu un jour plus tôt ou quelques heures plus tard. Il en est des troupes comme d’une eau courante : la source élevée, la rivière coule rapidement ; basse, l’eau stagne ; si une cavité s’offre, l’eau la remplit dès qu’elle peut y accéder ; un trop-plein se manifeste-t-il, le surplus s’écoule aussitôt. Ainsi en parcourant le front, vous remplissez les vides et vous enlevez les excédents ; vous abaissez le trop haut et vous relevez le trop bas. Le ruisseau suit la pente du terrain sur lequel il coule : l’armée doit s’adapter au terrain sur lequel elle se meut. Sans pente, l’eau ne peut couler ; mal commandées, les troupes ne peuvent vaincre : c’est le général qu décide de tout. Son habileté lui fait tirer parti de toutes les circonstances, même les plus dangereuses et les plus critiques. Il fait prendre à son armée les dispositions qu’il veut ainsi qu’à celle de l’ennemi. Il n’y a pas de qualités permanentes qui rende les troupes invincibles et les plus médiocres soldats peuvent devenir d’excellents guerriers. C’est pourquoi il ne faut laisser échapper aucune occasion favorable. Les cinq éléments ne sont ni partout, ni toujours également purs ; les quatre saisons ne se succèdent pas, chaque année, de la même manière, le soleil ne se lève et ne se couche pas tous les jours au même point de l’horizon ; la lune a différentes phases. Une armée bien commandée et bien disciplinée présente ainsi ces variétés. Par vos intelligences secrètes avec les ministres étrangers ou par les informations prises sur les desseins des princes alliés ou tributaires, par la connaissance des intrigues, bonnes ou mauvaises qui peuvent influer sur la conduite de votre prince et modifier les projets que vous exécutez, vous vous assurez la possibilité de mener à bien vos desseins. A leurs cabales, vous opposez votre prudence et votre acquis. Ne les méprisez pas, sachez parfois recourir à leurs avis comme s’ils vous étaient précieux ; soyez amis de leurs amis, n’opposez pas leurs intérêts aux vôtres, cédez-leur pour l’accessoire, entretenez avec eux l’union la plus étroite qu’il vous sera possible. Lorsque les circonstances commandent la tranquillité, que vos troupes vivent dans un calme semblable à celui qui règne dans les forêts épaisses. S’il faut que l’ennemi vous entende, surpassez le bruit du tonnerre ; s’il faut être ferme, soyez montagne ; s’il faut courir au pillage, soyez torrent de feu ; éclair pour éblouir l’ennemi, soyez obscur comme la nuit pour cacher vos projets. Si vous êtes dans un lieu de mort, cherchez l’occasion de combattre. J’appelle lieu de mort ces régions dépourvues de ressources, malsaines aussi bien pour les vivants que pour les provisions qui se gâtent. En telle occurrence n’hésitez pas à vous battre. Les troupes ne demanderont pas mieux, préférant risquer de mourir de la main de l’ennemi que de succomber misérablement sous le poids des maux qui vont les accabler. Quand il faut agir promptement, il ne faut pas attendre les ordre du Prince. Si même il vous fait agir contre les ordres reçus, faites-le sans crainte ni hésitation. Vous avez été mis à la tête des troupes pour vaincre l’ennemi et la conduite que vous tiendrez est celle qui vous eût été prescrite par le Prince s’il avait prévu les circonstances où vous vous trouvez. Un grand général doit savoir l’art des changements. S’il se borne à une connaissance vague de certains principes, à une application routinière des règles de l’art, si ses méthodes de commandement sont dépourvues de souplesse, s’il se borne à examiner les situations conformément à quelques schémas, s’il prend ses résolutions d’une manière automatique, il ne mérite pas le nom qu’il porte et il ne mérite même pas de commander. Par le rang qu’il occupe, un général est un homme au-dessus d’une multitude d’hommes ; il doit donc savoir gouverner les hommes et les conduire. Il faut qu’il soit au-dessus d’eux, non pas seulement par sa dignité, mais par son intelligence, son savoir, sa compétence, sa conduite, sa fermeté, son courage et ses vertus. Il doit savoir discerner, parmi les avantages, ceux qui ont du prix et ceux qui n’en ont pas, ce qu’il y a de réel ou de relatif dans les pertes subies et compenser avantages et pertes les uns par les autres, et tirer parti de tout, savoir tromper l’ennemi et n’en être pas dupe, n’ignorer aucun des pièges qu’on peut lui tendre et pénétrer toutes les ruses, de quelque nature qu’elles soient. Il ne s’agit pas de deviner, car à trop faire d’hypothèse vous risquez d’être victime de vos conjectures précipitées, mais seulement d’opérer toujours en sûreté, d’être toujours en éveil, de s’éclairer sur la conduite de l’ennemi et de conclure. Pour n’être pas accablé par la multitude des travaux et des efforts à accomplir, attendez-vous toujours à ce qu’il y a de plus dur et de plus pénible et travaillez sans cesse à susciter des difficultés à votre adversaire. Il y a plus d’un moyen pour cela, mais voici l’essentiel. Corrompez tout ce qu’il y a de mieux chez lui par des offres, des présents, des promesses, altérez la confiance en poussant les meilleurs de ses lieutenants à des actions honteuses et viles et ne manquez pas de les divulguer : entretenez des relations secrètes avec ce qu’il y a de moins recommandable chez l’ennemi et multipliez le nombre de ces agents. Troublez le gouvernement adverse, semez la dissension chez les chefs en excitant la jalousie et la méfiance, provoquez l’indiscipline, fournissez des causes de mécontentement en raréfiant l’arrivée de vivres et des munitions ; par la musique amollissez le cœur des troupes, envoyez-leur des femmes qui les corrompent , faites en sorte que les soldats ne soient jamais là où ils devraient être ; absents quand ils devraient se trouver présents, au repos quand leur place serait en première ligne. Donnez-leur de fausses alarmes et de faux avis, gagnez à vos intérêts les administrateurs et gouverneurs des provinces ennemies. Voilà ce qu’il faut faire, pour créer des difficultés par adresse et par ruse. Je dois vous mettre en garde contre cinq sortes de dangers, d’autant plus redoutables qu’ils paraissent moins à craindre, écueils funestes contre lesquels la prudence et la bravoure ont échoué plus d’une fois. I – Le premier est la témérité à risquer la mort. C’est à tort qu’on la glorifie sous les noms de courage, intrépidité, valeur, mais ce n’est, en fait, que lâcheté. Un général qui s’expose sans nécessité, comme le ferait un simple soldat, qui semble chercher le danger et la mort, qui combat lui-même et qui fait combattre jusqu’à la dernière extrémité, est un homme qui n’est bon qu’à mourir. C’est un simple, dépourvu de ressources ; c’est un faible qui ne peut supporter le moindre échec sans être déprimé et qui se croit perdu s’il en subit un. II – Le deuxième est l’excès de précautions à conserver sa vie. Se croyant indispensable à l’armée, on n’a garde de s’exposer, on ne tente rien, tout inquiète ; toujours dans l’expectative, on ne se détermine à rien ; en perpétuelle instance d’une occasion favorable, on perd celle qui se présente ; on reste inerte en présence d’un ennemi attentif, qui profite de tout et a tôt fait de dissiper toute espérance à un général aussi prudent. Bientôt manœuvré, il périra par le trop grand souci qu’il avait de conserver sa vie. III – Le troisième est le manque de maîtrise de soi-même. Un général qui ne sait pas se modérer ou se dominer, qui se laisse emporter par son indignation ou sa colère, doit devenir la dupe de ses ennemis, lesquels sauront bien le provoquer, lui tendre mille pièges qu’il ne saura discerner et dans lesquels il tombera. IV – Le quatrième est un point d’honneur mal entendu. Un général ne doit pas avoir cette susceptibilité ombrageuse. Il doit savoir dissimuler ses froissements. Après un échec, il ne faut pas se croire déshonoré et se laisser aller à des résolutions désespérées. Pour réparer une atteinte à son honneur, on le perd parfois irrémédiablement. V – Le cinquième, enfin, est une trop grande sensibilité pour le soldat. Un général qui, pour ne pas punir, ferme les yeux sur le désordre et l’indiscipline, qui n’impose pas les travaux indispensables pour ne pas accabler ses troupes, n’est propre qu’à tout compromettre. Il faut que les soldats aient une vie rude, qu’ils soient toujours occupés. Il faut punir avec sévérité mais sans méchanceté ; il faut faire travailler, mais sans aller jusqu’au surmenage. En somme : sans trop chercher à vivre ou à mourir, le général doit se conduire avec valeur et prudence, selon les circonstances ; s’il a des raisons de se mettre en colère, qu’il le fasse avec mesure et non pas à la manière du tigre qui ne connaît aucun frein ; s’il estime son honneur blessé et qu’il veuille le réparer que ce soit avec sagesse et non en suivant une impulsion capricieuse ; il doit aimer ses soldats et les ménager, mais sans le montrer avec ostentation et, soit qu’il livre des batailles, soit qu’il déplace ses troupes, soit qu’il assiège des villes, qu’il joigne toujours la ruse à la valeur, la sagesse à la force, pensant à réparer ses fautes, s’il en a commises, à profiter de celles de l’ennemi en se préoccupant de lui en faire commettre de nouvelles. Encore une fois, éclairez-vous sur l’ennemi quoi qu’il fasse, mais veillez aussi sur vos propres troupes. Voyez tout et sachez tout. Il faut interdire le vol, le brigandage, la débauche et l’ignorance, les mécontentements et les complots, la paresse et l’oisiveté. Quand vous devez punir, faites-le rapidement et dès que les fautes l’exigent. Quand vous avez des ordres à donner, ne les donnez qu’avec la certitude que vous serez promptement obéi ; instruisez vos troupes en leur inculquant des notions pratiques ; ne les ennuyez pas, ne les fatiguez pas sans nécessité. Le bon et le mauvais, le bien et le mal qu’elles peuvent faire est entre vos mains. Avec les mêmes individus, une armée peut être très méprisable avec tel général et invincible avec tel autre. Servir le Souverain, avantager l’État et faire le bonheur du peuple : voilà ce que vous devez avoir en vue. Remplissez cette mission, vous avez atteint votre but. Quel que soit le terrain, considérez vos troupes comme des enfants ignorants qui ne peuvent se déplacer sans être conduits. Comme vos propres enfants, vous les conduirez vous-même, parce que vous les aimez. S’il y a des hasards à affronter, que vos soldats ne les affrontent pas seuls, mais à votre suite ; s’ils doivent mourir, qu’ils meurent, mais périssez avec eux. Quelque critique que soit votre situation, ne désespérez jamais. Quand tout est à craindre, il ne faut avoir peur de rien ; environné de dangers, n’en redoutez aucun ; dépourvu de ressources, tablez sur toutes et surpris par l’ennemi, pensez aussitôt à le surprendre lui-même. Aimez vos troupes et procurez-leur tout ce qui peut alléger leur tâche. Si elles supportent de rudes fatigues, ce n’est pas qu’elles y prennent plaisir ; si elles endurent les privations, ce n’est pas qu’elles méprisent le bien-être, et si elles affrontent la mort, ce n’est pas qu’elles dédaignent la vie : réfléchissez sérieusement à cela. Un certain nombre soldats du royaume de Wu se trouvèrent un jour opposés à des soldats du royaume de Yuëh, au moment où, simultanément, ils tentaient de franchir une rivière. Le vent renversa les barques et les hommes jetés dans le courant auraient infailliblement péri si, oubliant qu’ils étaient ennemis, ils ne s’étaient mutuellement secourus. Ce qu’alors firent ceux qui étaient ennemis, toutes les parties de votre armée doivent le faire et vous devez aussi le faire pour vos alliés et même pour les peuples vaincus, s’ils en ont besoin car, s’ils vous sont soumis, c’est qu’ils n’ont pu faire autrement et ils ne peuvent être rendus responsables si leur Souverain a déclaré la guerre. Rendez-leur service car le temps viendra où ils vous en rendront aussi. En règle générale, faire la guerre n’est pas le bon. Seule la nécessité doit la faire entreprendre. Quelles que soient leur issue et leur nature, les combats sont funestes aux vainqueurs eux-mêmes. Il ne faut les livrer que si la guerre ne peut être autrement menée. Employer plusieurs années à observer l’ennemi ou à faire la guerre, c’est ne pas aimer le peuple, c’est être l’ennemi de son pays. Toutes les dépenses, toutes les souffrances, tous les travaux et toutes les fatigues de plusieurs années n’aboutissent, le plus souvent, pour les vainqueurs eux-mêmes qu’à une journée de triomphe, celle où ils ont vaincu. N’employer pour vaincre que sièges et batailles, c’est ignorer également les devoirs du Souverain et ceux du général ; c’est ne pas savoir gouverner ; c’est ne pas savoir servir l’état ; c’est ne pas savoir combattre.