Histoire de la conquête de la Toison d’or (extrait)
Il y a peu d’Auteurs anciens qui ne parlent de cette fameuse conquête. Elle a exercé l’esprit de nos savants, qui ont fait beaucoup de dissertations sur ce sujet, & M. l’Abbé Banier, qui en a inséré plusieurs dans les Mémoires de l’Académie des Belles Lettres, regarde ce fait comme si constant, qu’on ne peut, dit-il (Mytlolog T. III. P.198.), le détacher de l’histoire ancienne de la Grèce, sans renverser presque toutes les généalogies de ce temps-là. Nous avons un Poème là-dessus sous le nom d Orphée ; mais Vossius prétend que ce Poète n’en est pas l’Auteur, & que ce Poème n’est pas plus ancien que Pisistrate (Vossius de Poëti Græcis & Latinis, cap.9.). On l’attribue à Onomacrite, & l’on dit qu’il fut composé vers la 50e. Olympiade. Il pourrait bien se faire que cet Onomacrite n’en fût pas l’Auteur, mais seulement le restaurateur, ou qu’il en eut recueilli tous les fragments dispersés, comme Aristarque ceux d Homère. Apollonius de Rhodes en composa un sur la même matière vers le temps des premiers Ptolomées. Pindare en fait un allez long détail dans la quatrième Olympique, & dans la troisième Isthmique ; beaucoup d’autres Poètes font de fréquentes allusions à cette conquête. Mais ce qui prouve l’antiquité de cette fable, c’est qu’Homère en dit deux mots dans le douzième Livre de l’Odyssée M. l’Abbé Banier trouve une erreur dans cet endroit de ce dernier Poète, & dit qu’il fait parler Circé de certaines roches errantes comme situées sur le détroit qui sépare la Sicile de l’Italie, & qu’elles sont en effet à l’entrée du Pont-Euxin. Pour ajuster cette expédition aux idées de M. l’Abbé Banier, ces roches ne sauraient à la vérité se trouver au lieu marqué dans Homère ; mais j’aurais cru qu’il était plus à propos de chercher les moyens d’accorder M. l’abbé Banier avec Homère, que d’accuser ce Poète d’erreur, pour éluder les difficultés que cet endroit faisait naître.Il est aisé de se tirer d’embarras quand on a recours à de semblables ressources. Homère avait sans doute ses raisons pour placer là ces roches errantes ; car la plupart des erreurs que l’on trouve dans ce Poète, & dans les autres inventeurs des fables, semblent y être mises avec affectation, comme pour indiquer à la postérité que ce sont des fictions pures qu’ils débitent, & non de véritables histoires. Les lieux que l’on fait parcourir aux Argonautes, les endroits où on les fait aborder sont si éloignés de la route qu’ils auraient dû & pu tenir ; il y a même une impossibilité si manifeste qu’ils aient tenu celle dont Orphée parle, qu’on voit clairement que l’intention de ce Poète n’était que de raconter une fable.
Les difficultés qui se présentent en foule à un Mythologue qui veut trouver une véritable histoire dans cette fiction, n’ont pas rebuté la plupart des savants. Eustathe (Sur le vers 686 de Denys Perigete.) parmi les Anciens, l’a regardé comme une expédition militaire, laquelle, outre l’objet de la Toison d’or, c’est-à-dire, selon lui, le recouvrement des biens que Phryxus avait emportés dans la Colchide, avait encore d’autres motifs, comme celui de trafiquer sur les côtes du Pont-Euxin, & d’y établit quelques colonies pour en assurer le commerce. Ceux qui ont voulu ramener la plupart des Fables anciennes à l’Histoire Sainte, comme le P. Thomasin & M. Huet, se sont imaginés y voir l’histoire d’Abraham, d’Agar & de Sara, de Moïse & de Josué. En suivant de pareilles idées, il n’est point de fables, si palpablement fables qu’elles soient, qu’on ne puisse y faire venir.
Eustathe, pour accréditer son sentiment, dit qu’il y avait un nombre de vaisseaux réunis en une flotte, dont le Navire Argo en était comme l’Amiral ; mais que les Poètes n’ont parlé que d’un seul vaisseau, & n’ont nommé que les seuls chefs de cette expédition. Je ne pense pas qu’on en croit cet Auteur sur sa parole, puisqu’il n’en a d’autre garant que la raison de convenance, qui exigeait que les choses fussent ainsi pour que son sentiment pût se soutenir. M. l’Abbé Banier, qui suit assez bien Eucasthe dans ce genre de preuves, décide hardiment que cette expédition n’est point le mystère du grand œuvre. A-t-il prononcé avec connaissance de cause ? avait-il lu les Philosophes ? avait-il même du grand œuvre l’idée qu’il faut en avoir ? Je répondrais bien qu’il n’en connaissait que le nom, mais nullement les principes.
Pour donner une idée juste de cette fiction, il faudrait prendre la chose dès son origine, expliquer comment cette prétendue Toison d’or fut portée dans la Colchide, & faire toute l’histoire d’Athamas, d’Ino, de Nephelé, d’Hellé & de Phryxus, de Léarque & de Mélicette ; mais comme nous aurons occasion d’en parler dans le quatrième Livre, en expliquant les Jeux Isthmiques, nous entrerons seulement dans le détail de cette expédition, en suivant ce qu’Orphée & Apollonius en ont rapporté.
Jason eu pour père Eson, Créthéus pour aïeul, Eole pour bisaïeul, & Jupiter pour trisaïeul. Samère fut Polimede, fille d’Autolycus, d’autres disent Alcimede, ce qui convient également pour le fond de l’histoire, suivant mon système. Tyro, fille de Salmonée, élevée par Créthéus, frère de celui-ci, plut à Neptune, & en eut Nélée & Pélias ; elle ne laissa pas ensuite d’épouser Créthéus son oncle, dont elle eut trois fils, Eson, Pherès & Amithaon. Créthéus bâtit la ville d’Iolcos, donc il fit la capitale de ses Etats, & laissa en mourant la couronne à Eson. Pélias, à qui Créthéus n’avait point donné d’établissement, comme ne lui appartenant pas, se rendit puissant par ses intrigues, & détrôna Eson. Jason qui vint au monde sur ces entrefaites, donna de la jalousie & de l’inquiétude à Pélias, qui chercha en conséquence tous les moyens de le faire périr. Mais Eson, avec son épouse, ayant pénétré les mauvais desseins de l’usurpateur, portèrent le Jeune Jason, qui s’appelait alors Diomede, dans l’antre de Chiron, fils de Saturne & de la Nymphe Philyre, qui habitait sur le Mont Pélion, & lui confièrent son éducation. Le Centaure passait pour l’homme le plus sage & le plus habile de son temps. Jason y apprit la Médecine & les Arts utiles à la vie.
Ce jeune Prince, devenu grand, s’introduisit dans la Cour d’Iolcos, après avoir exécuté de point en point tout ce que l’Oracle lui avait prescrit. Pélias ne douta pas que Jason ne s’acquît bientôt la faveur du Peuple & des Grands. Il en devint jaloux, & ne cherchant qu’un honnête prétexte pour s’en défaire, il lui proposa la conquête de la Toison d’or, persuadé que Jason ne refuserait pas une occasion si favorable d’acquérir de la gloire. Pélias, qui en connaissait tous les risques, pensait qu’il y périrait. Jason prévoyait lui-même tous les dangers qu’il avait à courir. La proposition fut néanmoins de son goût, & son grand courage ne lui permit pas de ne point l’accepter.
Il disposa donc tout pour cet effet, & suivant les conseils de Pallas, il fit construire un vaisseau, auquel il mit un mât fait d’un chêne parlant de la forêt de Dodone. Ce vaisseau fut nommé le Navire Argo ; & les Auteurs ne sont pas d’accord sur le motif qui le fit nommer ainsi. Apollonius, Diodore de Sicile, Servius & quelques autres prétendent que ce nom lui fut donné, parce qu’Argus en proposa le dessein ; & l’on varie encore beaucoup sur cet Argus, les uns le prenant pour le même que Junon employa à la garde d’Io, fils d’Arustor ; mais Meziriac (Sur l’Ep. Hypsiphile à Jason.) veut qu’on lise dans Apollonius de Rhodes, fils d’Alector, au lieu de fils d’Arestor. Sans entrer dans le détail des différents sentiments au sujet de la dénomination de ce vaisseau, que l’on peut voir dans plusieurs Auteurs, je dirai seulement qu’il fut construit du bois du Mont Pélion, suivant l’opinion la plus commune des Anciens.
Prolémée Ephestion dit, au rapport de Photius, qu’Hercule lui-même en fut le constructeur. Laraison que M. l’Abbé Banier apporte pour rejeter cette opinion, n’est point du tout concluante à cet égard. Quant à la forme de ce vaisseau, les Auteurs ne sont pas plus d’accord entre eux. Les uns disent qu’il était long, les autres rond ; ceux-là, qu’il avait vingt-cinq rames de chaque côté ; ceux-ci qu’il en avait trente ; mais on convient en général qu’il n’était pas fait comme les vaisseaux ordinaires. Orphée & les plus anciens Auteurs qui en ont parlé, n’ayant rien dit de cette forme, tout ce que les autres en rapportent n’est fondé que fur des conjectures.
Toutes les circonstances de cette expédition prétendue souffrent contradiction. On varie & sur le Chef & fur le nombre de ceux qui l’accompagnèrent. Quelques-uns assurent qu’Hercule fut d’abord choisi pour Chef, & que Jason ne le devint qu’après qu’Hercule eut été abandonné dans la Troade, où il était descendu à terre pour aller chercher Hylas. D’autres prétendent qu’il n’eut aucune part à cette entreprise ; mais le sentiment ordinaire est qu’il s’embarqua avec les Argonautes. Quant au nombre de ceux-ci, on ne peut rien établir de certain, puisque des Auteurs en nomment dont les autres ne font aucune mention. On en compte communément cinquante, tous d’origine divine. Les uns fils de Neptune, les autres de Mercure, de Mars, de Bacchus, de Jupiter. On peut en voir les noms & l’histoire abrégée dans le Tome troisième de la Mythologie de M. l’Abbé Banier, page 211 & Suiv. où il explique le tout conformément à ses idées, & décide à son ordinaire qu’il faut rejeter ce qu’il ne peut y ajuster. Il admet, par exemple, dans le nombre de ces Argonautes, Acaste, fils de Pélias, & Nélée, frère de celui-ci. Y a-t-il apparence, si cette expédition était un fait véritable, qu’on eût supposé que Pélias, persécuteur & ennemi juré de Jason ; ce Pélias même qui n’engageait ce neveu dans cette expédition périlleuse, que parce qu’il regardait sa perte comme assurée, eût permis à Acaste de l’y accompagner, lui qui ne cherchait à faire périr Jason que pour conserver la couronne à ce fils ? On ne manquerait pas de raison pour en rejeter d’autres que ce savant Mythologue admet sur la foi d’autres Auteurs ; & il serait aisé de prouver qu’ils ne pouvaient s’y être trouvés, suivant le système de ce savant ; mais il faudrait une discussion qui n’entre pas dans mon plan.
Lorsque tout fut prêt pour le voyage, la troupe de Héros s’embarqua, & le vent étant favorable on mit à la voile, on aborda en premier lieu à Lemnos, afin de se rendre Vulcain favorable. Les femmes de cette Isle ayant, dit-on, manqué de respect à Vénus, cette Déesse, pour les en punir, leur avoir attaché une odeur insupportable, qui les rendit méprisables aux hommes de cette Isle. Les Lemniennes piquées complotèrent entre elles de les assassiner tous pendant leur sommeil. La seule Hypsiphile conserva la vie à son père Thoas, qui pour lors était Roi de l’Isle, Jason s’acquit les bonnes grâces d’Hypsiphile, & en eut des enfants.
Au sortir de Lemnos, les Tyrrémens leur livrèrent un sanglant combat, où tous ces Héros furent blessés, excepté Glaucus qui disparut, & fut mis au nombre des Dieux de la mer (Pausis dans Athen. 1. 7. c. 12.), Delà ils tournèrent vers l’Asie, abordèrent à Marsias, à Cius, à Cyzique, en Ibélie : ils s’arrêtèrent ensuite dans la Béblycie, qui était l’ancien nom de la Bithynie, s’il faut en croire Servius (Sur le 5e. liv. de l’Enéide, v. 373.), Amycus qui y régnait, avait coutume de défier au combat du ceste ceux qui arrivaient dans ses Etats. Pollux accepta le défi, & le fit périr sous ses coups. Nos voyageurs arrivèrent après cela vers les Syrtes de la Lybie, par où l’on va en Egypte. Le danger qu’il y avait à traverser ces Syrtes, fit prendre à Jason & à ses compagnons le parti de porter leur vaisseau sur leurs épaules pendant douze jours, à travers les déserts de la Lybie ; au bout duquel temps ayant retrouvé la mer, ils le remirent à flots. Ils furent aussi rendre visite à Phinée, Prince aveugle, & sans cesse tourmenté par les Harpies, dont il fut délivré par Calais & Zethès, enfants de Borée, qui avaient des ailes. Phinée, devin & plus clairvoyant des yeux de l’esprit que de ceux du corps, leur indiqua la route qu’ils devaient tenir. Il faut, leur dit-il, aborder premièrement aux Inès Cyances, (que quelques-uns ont appelées Symplegades, ou écueils qui s’entre heurtent ). Ces Isles jettent beaucoup de feu ; mais vous éviterez le danger en y envoyant une colombe. Vous passerez de-là en Bithynie, & laisserez à côté l’Isle Thyniade. Vous verrez Mariandynos, Achéruse, la Ville des Enetes, Carambim, Halym, Iris, Thémiscyre, la Cappadoce, les Calybes, & vous arriverez enfin au fleuve Phasis, qui arrose la terre de Circée, & dé-là en Colchide où est la Toison d’or. Avant d’y arriver les Argonautes perdirent leur Pilote Tiphis, & mirent Ancée à sa place.
Toute la troupe débarqua enfin sur les terres d’ Ætes, fils du Soleil & Roi de Colchos, qui leur fit un accueil très gracieux. Mais comme il était extrêmement jaloux du trésor qu’il possédait, lorsque Jason parut devant lui, & qu’il eut été informé du motif qui l’amenait, il parut consentir de bonne grâce à lui accorder sa demande ; mais il lui fit le détail des obstacles qui s’opposaient à ses désirs. Les conditions qu’il lui prescrivit étaient si dures, qu’elles auraient été capables de faire désister Jason de son dessein. Mais Junon qui chérissait Jason, convint avec Minerve qu’il fallait rendre Médée amoureuse de ce jeune Prince, afin qu’au moyen de l’art des enchantements dont cette Princesse était parfaitement instruite, elle le tirerait des périls où il s’exposerait pour réussir dans son entreprise. Médée prit en effet un tendre intérêt à Jason ; elle lui releva le courage, & lui promit tous les secours qui dépendaient d’elle, pourvu qu’il s’engageât à lui donner sa foi.
La Toison d’or était suspendue dans la forée de Mars, enceinte d’un bon mur, & l’on ne pouvait y entrer que par une seule porte gardée par un horrible Dragon, fils de Typhon & d’Echidna. Jason devait mettre sous le joug deux Taureaux, présent de Vulcain, qui avaient les pieds & les cornes d’airain, & qui jetaient des tourbillons de feu & de flammes par la bouche & les narines ; les atteler à une charrue, leur faire labourer le champ de Mars, & y semer les dents du Dragon, qu’il fallait avoir tué auparavant. Des dents de ce Dragon semées devaient naître des hommes armés, qu’il fallait exterminer jusqu’au dernier, & que la Toison d’or serait ainsi la récompense de sa victoire.
Jason apprit de son amante quatre moyens pour réussir. Elle lui donna un onguent dont il s’oignit tout le corps, pour se préserver contre le venin du Dragon, & le feu des Taureaux. Le second fut une composition somnifère qui assoupirait le Dragon sitôt que Jason la lui aurait jetée dans la gueule. Le troisième une eau limpide pour éteindre le feu des Taureaux ; le quatrième enfin une médaille, sur laquelle le Soleil & la Lune étaient représentés.
Dès le lendemain Jason muni de tout cela se présente devant le Dragon, lui jette la composition enchantée ; il s’assoupit, s’endort, devient enflé & crève. Jason lui coupe la tête, & lui arrache les dents. A peine a-t-il fini que les Taureaux viennent à lui, en faisant jaillir une pluie de feu. Il s’en garantit en leur jetant son eau limpide. Ils s’apprivoisent à l’instant ; Jason les saisit, les met sous le joug, labour le champ & y sème les dents du Dragon. Tout aussitôt en voit sortir des combattants ; mais suivant, toujours les bons conseils de Médée, il s’en éloigne un peu, leur jette une pierre qui les met en fureur ; ils tournent leurs armes les uns contre les autres, & s’entre-tuent tous. Jason délivré de tous ces périls, court se saisir de la Toison d’or, revient victorieux à son vaisseau, & part avec Médée, pour retourner dans sa patrie.
Telle est en abrégé la narration d’Orphée, ou, si l’on veut, d’Onomacrite. M. l’Abbé Banier dit que l’Argonaute Orphée avait écrit une relation de ce voyage en langue Phénicienne. Je ne vois pas sur quoi ce Mythologue fonde cette supposition. Orphée n’était pas Phénicien ; il accompagnait des Grecs, & il écrivait pour des Grecs. Brochart lui aura sans doute fourni cette idée, parce qu’il prétendait trouver l’explication de ces fictions dans l’étymologie des noms Phéniciens. Mais ce système ne peut avoir lieu à l’égard de l’expédition des Argonautes, dont tous les noms font Grecs & non Phéniciens. Si Onomacrite a fait son Poème Grec sur le Poème Phénicien d’Orphée, & qu’il n’entendît pas cette dernière langue, comme le prétend M. l’Abbé Banier, Onomacrite aura-t-il pu suivre Orphée ? Si l’on me présentait un Poème Chinois que Je n’entendisse pas, pourrais-je le traduire ou l’imiter ?
La relation d’Apollonius de Rhodes, & celle de Valerius Flaccus ne différent guère de celle d’Orphée ; mais plusieurs Anciens y ont ajouté des circonstances qu’il est inutile de rapporter. Ceux qui ont lu ces Auteurs y ont vu que Médée, en se sauvant avec Jason, massacra son frère Absyrthe, le coupa en morceaux, & répandit ses membres sur la route, pour retarder les pas de son père, & de ceux qui la poursuivaient ; qu’étant arrivée dans le pays de Jason, elle rajeunit Eson, père de son amant, & fit beaucoup d’autres prodiges. Ils y auront lu que Phryxus traversa l’Hellespont sur un Bélier, arriva à Colchos, y sacrifia ce Bélier à Mercure, & en suspendit la Toison, dorée par ce Dieu, dans la forêt de Mars ; qu’enfin de tous ceux qui entreprirent de s’en emparer, Jason fut le seul à qui Médée prêta son secours, sans lequel on ne pouvait réussir.
Avant d’entrer dans le détail des explications Hermétiques de cette fiction, voyons en peu de mots ce qu’en ont pensé quelques savants accrédités. Le plus grand nombre l’a regardée comme la relation d’une expédition réelle, qui contribuait beaucoup à éclaircir l’histoire d’un siècle, dont l’étude est accompagnée de difficultés sans nombre. M. le Clerc (Bibliot. Unîv. c.21.) l’a prise pour le récit d’un simple voyage de Marchands Grecs, qui entreprirent de trafiquer sur les côtes Orientales du Pont-Euxin. D’autres prétendent que Jason fut à Colchos pour revendiquer les richesses réelles que Phryxus y avait emportées, d’autres enfin que c’est une allégorie. Plusieurs ont imaginé que cette prétendue Toison d’or devait s’entendre de l’or des mines emporté par les torrents du pays de Colchos, que l’on ramassait avec des toisons de Bélier ; ce qui se pratique encore aujourd’hui en différents endroits. Strabon est de ce dernier sentiment. Mais Pline pense avec Varron que les belles laines de ce pays-là ont donné lieu à ce voyage, & aux fables que l’on en a faites. Palephate, qui voulait expliquer tout à sa fantaisie, a imaginé que sous l’emblème de la Toison d’or, on avait voulu parler d’une belle statue de ce métal, que la mère de Pélops avait fait faire, & que Phryxus avait emportée avec lui dans la Colchide. Suidas croit que la Toison d’or était un livre de parchemin qui contenait l’Art Hermétique, ou le secret de faire de l’or. Tollius a voulu, dit M. l’Abbé Banier, faire revivre cette opinion, & a été suivi par tous les Alchimistes. Il est vrai que Jacques Tollius dans son Traité Fortuita, a adopté ce sentiment ; mais M. l’Abbé Banier, en disant que tous les Alchimistes pensent comme lui, donne une preuve bien convaincante qu’il n’a pas lu les ouvrages des Philosophes Hermétiques, qui regardent la fable de la Toison d’or, non pas comme Suidas & Tollius, mais comme une allégorie du grand œuvre, & de ce qui se passe dans le cours des opérations de cet Art. On en sera convaincu si l’on veut prendre là peine de lire les ouvrages de Nicolas Flamel, d’Augurelle, de d’Espagnet, de Philalèthe, &c. Quelques Auteurs ont tenté de donner à cette fable un sens purement moral ; mais ils ont échoué : d’autres enfin forcés par l’évidence ont avoué que c’était une allégorie faite pour expliquer les secrets de la Nature, & les opérations de l’Art Hermétique, Noël le Comte est de ce sentiment (Mythol. 1 6. c. 8.), quant à cette fiction, sans cependant l’admettre pour les autres. Eustathius parmi les Anciens l’explique de la même sorte dans des notes sur Denis le Géographe.
Examinons légèrement ces différentes opinions, le Lecteur pourra, juger ensuite quelle est la mieux fondée. Quelque différentes & extravagantes que soient, au moins en apparence, les relations des Auteurs, tant de l’allée que du retour des Argonautes, on prétend tirer de l’existence réelle de ces lieux qu’on leur fait parcourir une preuve de la réalité de cette expédition. De graves Historiens les ont en conséquence adoptées en tout ou en partie, tels qu’Hétacée de Milet, Timagete, Timée, &c. Sirabon même, qui n’y ajoute pas foi, fait mention des monuments trouvés dans les lieux cités par les Poètes. Mais ne sait-on pas qu’une fiction, un roman, n’ont de grâce qu’autant que ce qu’ils mènent sur la scène approche du vrai ? Le vraisemblable les fait prendre pour des histoires ; sans cette qualité, on n’y verrait qu’une fable pure, aussi puérile & aussi insipide que les Contes des Fées. L’existence réelle des lieux de ces pays-là ne saurait d’ailleurs former une preuve, pas même une présomption pour établir la réalité de cette histoire, puisque Diodore de Sicile (Liv. a. ch. 6.) assure positivement que la plupart des lieux de la Grèce ont tiré leurs noms de la doctrine de Musée, d’Orphée, &c. Or la doctrine de ces Poètes était celle qu’ils apprirent des Prêtres d’Egypte, & l’on a vu ci-devant que celles des Prêtres d’Egypte était la Philosophie d’Hermès, ou l’Art Sacerdotal, appelé depuis l’Art Hermétique.
Mais ce qui prouve clairement que l’histoire des Argonautes n’est pas véritable, c’est que le temps, les personnes & leurs actions, jointes aux circonstances qu’on en rapporte, ne sont point du tout conformes à la vérité. Si l’on fait attention au temps, il sera aisé de voir combien se sont trompés ceux qui ont voulu en déterminer l’époque. Les savants ont trouvé un si grand embarras à ce sujet, qu’ils n’ont pu s’accorder entre eux. Presque tous ont pris pour point fixe l’événement de la guerre de Troye, parce qu’Homère dans son Iliade nomme quelques-uns de ces guerriers, ou leurs fils, ou leurs petits-fils comme ayant assistés à cette seconde expédition. Mais pour avoir un pôle fixe, avec lequel on pût faire comparaison, il eût fallu que l’époque même de la guerre de Troye fût déterminée ; ce qui n’est pas, comme nous le démontrerons dans le sixième livre. Ces deux époques étant donc aussi incertaines l’une que l’autre, elles ne peuvent se servir de preuves réciproques ; & tous les raisonnements que nos savants font en conséquence, tombent d’eux-mêmes. Toute l’érudition que l’on étale à ce sujet, n’est que de la poudre que l’on nous jette devant les yeux. Que Castor & Pollux, Philoctete, Euryalus, Nestor, Ascalaphus, Jalmenus & quelques autres soient supposés s’être trouvés aux deux expéditions, on prouverait tout au plus par-là qu’elles ne furent pas beaucoup éloignées l’une de l’autre ; mais cela n’en déterminerait pas l’époque précise. Les uns, avec Eusebe, mettent entre ces deux événements une distance de 96 ans, les autres, avec Scaliger, en comptent seulement 20 ; &M. l’abbé Banier, pour partager le différend, ne met qu’environ 35 ans.
Apollodore fait mourir Hercule 55 ans avant la guerre de Troye (Clem. d’Alex. Strom. 1.I.). Hérodote ne compte qu’environ 400 ans depuis Homère jusqu’à lui, & près de 500 depuis Hercule jusqu’à Homère, quoiqu’il ne mette qu’environ 160 ans d’intervalle entre ce dernier & le siège de Troye. Hercule, suivant Hérodote, serait mort plus de 500 ans avant ce siège ; il faut donc en conclure qu’Hercule ayant été du nombre des Argonautes, cette expédition doit avoir précédé de 300 ans la prise de Troye. Mais, suivant ce calcul, comment quelques-uns des Argonautes, ou leurs fils auraient-ils pu se trouver à cette dernière expédition ? Hélène, qu’on dit en avoir été le sujet, eût été alors une beauté bien surannée, & peu capable d’être la récompense du jugement de Paris. Cette difficulté a paru si difficile à lever, que quelques Anciens, pour se tirer d’embarras, ont imaginé qu’Hélène, comme fille de Jupiter, était immortelle. Tous les Argonautes étant fils de quelque Dieu, ou descendus d’eux, ne pouvaient-ils pas avoir eu le même privilège ? Hérodote parle à la vérité de ce siège de Troye ; mais les difficultés & les objections qu’il se fait à lui-même sur sa réalité, & les réponses qu’il y donne, prouvent assez qu’il ne le croyait pas véritable. Nous discuterons tout cela dans le sixième Livre.
Une autre difficulté non moins difficile a résoudre, se présente dans Thésée & sa mère Æthra. Thésée avait enlevé Ariadnee, & l’abandonna dans l’Isle de Naxo, où Bacchus l’ayant épousée, en eut Thoas, qui devint Roi de Lemnos & père d’Hypsiphile, qui reçue Jason dans cette Isle ; Thésée eut donc pu alors avoir été l’aïeul d’Hypsiphile, Æthhra sa bisaïeule. Comment celle-ci aura-t-elle pu se trouver esclave d’Hélène dans le temps de la prise de Troye ? Il n’est pas possible d’accorder tous ces faits, en n’admettant même avec M. l’Abbé Banier que 35 ans de distance entre ces deux événements.
Thésée avait au moins 30 ans, lorsqu’il entreprit le voyage de l’Isle de Crète, pour délivrer sa patrie du tribut qu’elle payait à Minos ; puisqu’il avait déjà fait presque toutes les grandes actions qu’on lui attribut ; & qu’il avait été reconnu Roi d’Athènes. Æthra devait par conséquent en avoir au moins 45. Depuis ce voyage de Thésée jusqu’à celui des Argonautes, il doit s’être écoulé environ 40 ans ; puisque Thoas naquit d’Ariadne, devint grand, régna même dans l’isle de Lemnos, & eut entre autres enfants Hypsiphile, qui regnait dans cette Isle, lorsque Jason y aborda. Les Auteurs disent même que Jason racontait à Hypsiphile l’histoire de Thésée, comme une histoire du vieux temps.
Nouvelle difficulté. Toute l’Antiquité convient que Thésée, âgé au moins de cinquante ans, & déjà célèbre par mille belles actions, ayant appris des nouvelles de la beauté d’Hélène, résolut de l’enlever. Il fallait bien qu’elle fût nubile, puisque d’anciens Auteurs assurent que Thésée, après l’avait enlevée, la laissa grosse entre les mains de sa mère Æthra ; d’où elle fut ensuite retirée par ses frères Castor & Pollux. Ce fait doit avoir nécessairement précédé la conquête de la Toison d’or, à laquelle ces deux frères assistèrent. Que nos Mythologues lèvent toutes ces difficultés, & tant d’autres qu’il serait aisé de leur faire. Et quand même ils en viendraient à bout d’une manière à satisfaire les esprits les plus difficiles, pourraient-ils se flatter d’avoir déterminé l’époque précité du voyage des Argonautes ? Loin que M. l’Abbé Banier dans ses Mémoires présentés à l’Académie des Belles Lettres, & dans sa Mythologie, ait touché le but à cet égard, il semble n’avoir écrit que pour rendre cet événement plus douteux.
Venons à la chose même. Peut-on regarder comme une histoire véritable, un événement qui ne semble avoir été imaginé que pour amuser des enfants ? Persuadera-t-on à des gens sensés que l’on ait construit un vaisseau de chênes parlants ; que des Taureaux jettent des tourbillons de feu par la bouche & les narines ; que des dents d’un Dragon semées dans un champ labouré, il en naisse aussitôt des hommes armés qui s’entre-tuent pour une pierre jetée au milieu d’eux ; enfin tant d’autres puérilités qui sont sans exception toutes les circonstances de cette célèbre expédition ? y en a-t-il une seule en effet qui ne soit marquée au coin de la Fable, & d’une Fable même assez mal concertée, & très insipide, si l’on ne l’envisage pas dans un point de vue allégorique ? C’est sans doute ce qui a frappé ceux qui ont regardé cette relation comme une allégorie prise des mines qu’on supposait être dans la Colchide. Ils ont approché plus près du vrai, & plus encore ceux qui l’ont interprétée d’un livre de parchemin qui concernait la manière de faire de l’or. Mais quel est l’homme qui pour un tel objet voulût s’exposer aux périls que Jason surmonta? De quelle utilité pouvaient leur être les conseils de Médée, ses onguents, son eau, ses pharmaques enchantés, sa médaille du Soleil & de la Lune, &c ? Quel rapport avaient des Bœufs vomissant du feu, un Dragon gardien de la porte, des hommes armés qui sortent de terre, avec un livre écrit en parchemin, ou de l’or que l’on ramasse avec des Toisons de Brebis ? Etait-il donc nécessaire que Jason ( qui signifie Médecin ) fût élevé pour cela sous la discipline de Chiron ? Quelle relation aurait encore avec cela le rajeunissement d’Eson par Médée après cette conquête ?
Je sais que les Mythologues se sont efforcés de donner des explications à toutes ces circonstances. On a expliqué le char de Médée traîné par deux Dragons, d’un vaisseau appelé Dragon ; & quand on n’a pu réussir à y donner un sens même forcé, on a cru avoir tranché le nœud de la difficulté en disant avec M. l’Abbé Banier (Mythol. T. III. p. 259.) : C’est encore ici une fiction dénuée de tout fondement. Ressource heureuse ! pouvait-on en imaginer une plus propre à faire disparaître tout ce qui se trouve d’embarrassant pour un Mythologue ? Mais est-elle capable de contenter un homme sensé, qui doit naturellement penser que les Auteurs de ces fictions avaient sans doute leurs raisons pour y introduire toutes ces circonstances ? Presque toutes les explications données par les Mythologues, ou ne portent sur rien, ou sont imaginées pour éluder les difficultés.