chevalerie
historique et symbolique de la chevalerie
Souvent associée au Régime Féodal, la Chevalerie puise, en fait, ses racines au Néolithique où naquirent en effet : les notions de guerre et de guerrier.
Dès lâge de Fer, de par la valorisation : de larme, du cheval, et dune élite se consacrant exclusivement à lart de la guerre, apparaît un ordre aux droits, devoirs, rites et codes dhonneur bien déterminés.
Ces principes associés à la remise des armes viriles de la coutume germanique, cérémonie au cours de laquelle ladolescent né libre, reçoit la framée et le bouclier, complétée ultérieurement de préceptes chrétiens, seront les bases de la chevalerie médiévale.
Jusquau 4 ème siècle, le Christianisme rejeta catégoriquement la guerre et les guerriers, mais à défaut de pouvoir supprimer ceux-ci, lEglise les incorpora progressivement dans un système de valeurs(la guerre juste et injuste de Saint Augustin :354 à 430) et finit par les canaliser en faveur de ses intérêts, la guerre est alors légitimée voire sacralisée.
La légitimité augustinienne de la guerre autorise également la récupération des valeurs païennes glorifiant la Force, le culte du Héros, la mort transfiguratrice au combat, laccent mis sur le « Dieu des Armées » et le développement du culte des saints militaires tels Saint Michel et Saint Georges, sinscrit pleinement dans ce cadre. Ainsi au guerrier brutal, lEglise propose une voie lautorisant par le métier des armes, et selon sa propre nature dagir afin de réaliser harmonieusement sa double vocation temporelle et spirituelle.
Idéalement, limage du chevalier accompli comme des impétrants à linitiation chevaleresque requiert une triple disposition :
- Une disposition physique : le chevalier doit être bel homme car la beauté corporelle au Moyen Age ne peut être que lexpression de la beauté de lâme et de la beauté morale.
«
Toi, qui surpasses en beauté les enfants des hommes, ceins toi de lépée
»
- Une disposition dâme : soulignant les valeurs héroïco-viriles dhonneur, de fidélité, de sacrifice, damour du combat, enrichies des apports chrétiens de pitié, de charité et de protection du faible. Cet ensemble devant participer à créer un genre dhomme aux rapports clairs et ouverts au goût marqué de la hiérarchie déjà soulignée par le lien féodo-vassalique et maintenu par la permanente angoisse de « faillir », ceci permettant de comprendre et dapprécier tant dactes héroïques :
«
cest à cette loi quobéit Foucart, lorphelin qui ne permet pas à son seigneur, le Comte de Flandres de monter le premier à léchelle, à la périlleuse échelle qui doit conduire les barons chrétiens jusque sur les remparts dAntioche, mais qui après avoir dit sans amertume ces trois simples paroles :Si je meurs, personne ne me pleurera, soffre comme victime, rejette son blason derrière ses épaules, empoigne à deux mains léchelle, fait une longue prière à Dieu, sélance et ne laisse que le second rang
à des héros tels que Bohémond et Tancrède
»(Léon Gautier).
- Une disposition desprit :Soulignons avant tout quau Moyen Age, le monde est perçu comme un ensemble de symboles et de signes par lesquels, se manifeste laction divine. La disposition intéresse donc «
les diverses attitudes vis à vis du monde spirituel
mythes et
symboles comme à la diversité de lexpérience religieuse elle même
»(JuliusEvola).
Cette disposition a pour finalité : lacquisition des valeurs de Liberté et de Vérité, celles là mêmes décrites dans lEvangile de Saint Jean en ces termes : «
si vous demeurez dans ma parole, vous serez vraiment mes disciples et vous connaîtrez la Vérité, et la Vérité vous libèrera
», car seules la Liberté et la Vérité participent à léveil divin du chevalier, ne serait-ce quau travers de son engagement au service des réalités transcendantes comme :
1. le Roi : représentant de Dieu sur Terre.
2. la Dame :miroir de la Beauté divine.
Dès lors, dans sa quête, en repoussant le mensonge, image de disharmonie et en reconnaissant pour unique loi, la Fidélité, reflet de lesprit humain à lessence divine, le chevalier se fait lagent accompli des desseins de la Providence.
Linvestiture chevaleresque ne sacquiert quau travers dune phase de maturation où temps, travail, discrétion et discipline demeurent les maîtres mots.
Ainsi, lenfant à lâge de 7 ans, damoiseau, sil est de haute lignée, valet sil est de plus petite naissance, reçoit les rudiments déquitation, descrime, et de chasse.
Vers lâge de 12 ans, le jeune garçon débute son apprentissage sous la direction de son père, de son oncle, voire dun protecteur. Pendant plusieurs années, il servira ce maître en qualité de valet de table ou décurie et laccompagnera à la guerre où il porte ses armes.
La majorité chevaleresque octroyée vers 15 ans au 12ème siècle, tient en fait à laptitude du candidat ainsi quau développement de sa force physique. Une fois celui-ci reconnu comme apte, lécuyer entre en chevalerie selon un rite de passage spécifique : lAdoubement.
Au 13 ème siècle, la christianisation complète de ce rite, fait que cet Adoubement est assimilable à une véritable ordination allant se dérouler en trois temps :
- La préparation : qui comprend elle même : le jeûne, la confession, la veillée darmes dans la solitude dune église par référence à la descente en la matrice dépouillant « le vieil homme », à laquelle fait suite au petit matin : le bain lustral, naissance et remontée vers la lumière du « nouvel homme », ainsi que la communion et la remise de vêtements neufs.
-La consécration : qui a valeur de mutation individuelle marquant lentrée dans la voie dun perfectionnement initiatique.
Concrètement, elle sexprime par la bénédiction du futur chevalier, la remise de lépée bénite, le baiser de paix ou transmission du souffle divin, la paumée : coup de poing porté sur la nuque afin que le chevalier puisse séveiller et veiller dans la Foi en Christ, la remise des éperons dor et du cheval au symbolisme bien défini.
- Les Festivités, où repas, danse, joute, clôturent la cérémonie.
LAdoubement, en fait, induit un ensemble de conséquences dans la vie du chevalier. Celui-ci, en effet, est maintenant tenu à des droits de Justice et de Protection ainsi quà des devoirs spirituels, temporels et personnels.
Des devoirs spirituels :en tant que chrétien, il doit se soumettre aux seuls enseignements de lEglise, auxquels sajoutent :
-La Défense de lintégrité de la Foi, ou lutte contre toutes formes dhérésie.
-La Défense des biens de lEglise.
-La Charité envers les faibles et les démunis.
Des devoirs temporels :avec le respect du serment de « Foi et Hommage » envers son seigneur immédiat.
Des devoirs personnels :à travers lobservance de ses propres valeurs, le chevalier exprime la voie chevaleresque tout en restant fidèle à lui-même et aux engagements acceptés le jour de son Adoubement.
Devoirs spirituels, temporels, et personnels étant on ne peut mieux récapitulés par la Trinité :
« Mon âme à Dieu, ma vie au Roi, lhonneur à moi
».
A côté de ces précédents purement descriptifs, la richesse première de la Chevalerie réside dans la puissance et lomniprésence de son symbolisme exprimé au travers de la Voie Chevaleresque elle même, de larmement propre du chevalier auquel on peut adjoindre la science héraldique sans faire abstraction quant au rôle de la Dame et de son archétype sublimé : la Vierge Marie.
Quen est-il de la Voie Chevaleresque ?
Celle-ci est pleinement réalisée par linteraction entre elles de 2 assises, lassise temporelle et lassise spirituelle qui toutes deux, prendront leur sens entier à loccasion des croisades.
LAssise Temporelle, exotérique apporte au chevalier, un ensemble de valeurs allant lui permettre de mettre pleinement en place son vis à vis spirituel, elle sexprime principalement au travers :
- Du Port des Armes, aussi bien de fer que symboliques placées sur lécu, contre partie des servitudes morales dont le corps est le socle.
- De lacceptation de verser son sang, de faire don de sa vie pour expulser lâme bestiale et libérer lâme immortelle par une mort sereine et triomphale :
«
la Voie Chevaleresque est toute entière centrée
sur une vision sacrificielle de la vie
au sens
de lacte de rendre sacré
de réunir le moi au Soi et de là
de retrouver sa semblance divine
»(Gérard de Sorval).
- De la bienfaisance envers tous ceux qui permettent de mettre lépée au service de lOrdre Divin car lessentiel nest-il pas de détruire lignorance et le chaos, de sauver la Création et de la recentrer sur le Principe ?
- De la prouesse et de la loyauté soulignant lHonneur, pièce maîtresse de « lhomme vrai ».
- De la largesse par mépris du profit.
- De la courtoisie, qui définit les rapports et devoirs de « l homme vrai » à la Dame.
LAssise spirituelle de la Voie Chevaleresque, ésotérique par définition, en constitue la partie centrale par laquelle le chevalier accède à la plénitude de son état et se son être.
LAssise ou fondement spirituel sarticule autour dun ensemble regroupant :
- La quête et laventure : qui autorisent toutes deux, la rencontre avec soi même par les épreuves traversées car le chevalier doit séprouver lui même et garder une constante vigilance.
- La double conquête : condition indispensable de la rencontre avec le Divin et impliquant :
1. La petite guerre sainte ou confrontation aux forces extérieures, épreuve sanglante contre linfidèle, par exemple.
2. La Grande Guerre Sainte, combat mené contre lennemi intérieur, il sagit ici à limage de Saint Michel ou de Saint Georges de «
vaincre le Dragon
», sans pour autant le détruire mais en le canalisant à laide de cet objet opératif que demeure : la lance, élément fécondant et solaire. En senfonçant dans le monstre, symbole de la matière hostile au Divin, celle-ci marque alors autant la fixation et lorientation positive du chaos que sa spiritualisation.
- La maîtrise de sa monture, cest à dire de son moi pour accéder au Soi. Le chevalier est un cherchant qui se réalise dans laction pour une cause supérieure, ce qui le conduit à spiritualiser la guerre, lamour et la mort, quil doit vivre avec la même intensité afin de les accomplir intégralement.
- Le culte de la Beauté, en tant quimage de Dieu.
- La soumission à la Dame, image de lâme pure et de la perfection spirituelle.
Quid du symbolisme de larmement du chevalier ?
Celui-ci sensource dans lépître aux éphésiens de Saint Paul :
«
Tenez vous donc debout avec la Vérité pour ceinture, la Justice pour cuirasse et pour chaussures le zèle à propager lEvangile de Paix, ayez toujours en main le bouclier de la Foi, grâce auquel vous pourrez éteindre les traits enflammés du Mauvais, enfin recevez le casque du Salut et le glaive de lEsprit, cest à dire : la Parole de Dieu
».
A chaque attribut du chevalier, correspond une valeur propre, au casque : celle de lIntelligence, à la cuirasse : la Prudence, aux gants : lHonneur, à lécu : la Foi, aux éperons dor : la Tempérance, à la lance : la Sagesse, à lépée : la Parole de Dieu qui ordonne la Création, détruit lignorance et maintient la Justice comme la Paix.
Lépée est aussi le lien vertical entre le ciel et la terre par lequel communiquent le Principe et les hommes. Ainsi donc porteur de lépée croix, le chevalier est la vivante figuration du Christ dont il prépare le retour sur Terre.
Comment dès lors, ne pas voir en cette épée un être vivant en symbiose avec son porteur et ne pas lui attribuer un nom comme Durandal ou Excalibur dont le pouvoir créateur sexprimera à la moindre prononciation de nom en question ?
Quant au cheval, «
véhicule de la quête spirituelle
», dont la maîtrise nest que le reflet de la maîtrise intérieure du cavalier, il se confond dès lobtention de la dite maîtrise en limage parfaite de la puissance dominée par la raison.
Cest alors Pégase, maîtrisé par Bellérophon, sélevant vers le monde céleste.
Que dire de la science héraldique ?
Pour le chevalier, lécu armorié demeure le support à laide duquel linitiation va se réaliser en lui-même, ainsi le contenu symbolique de ses armes est lossature intime et spirituelle du cherchant, de même que sa vocation dévoilée dans le plan divin.
Le mode opératif des armes se déploie selon deux éléments :
- Lécu, divisé en neuf parties, 9 étant le symbole du « nouvel homme » que demeure tout chevalier dont lâme est régénérée par leffusion du Saint Esprit.
- Les éléments qui prennent place sur lécu, dont la disposition et la nature expriment « le programme » que le chevalier se propose de mettre en action pour accomplir sa quête graalique.
Quest-ce que le Graal, néanmoins ?
Tantôt vase sacré ayant servi à Jésus pour lEucharistie et à Joseph dArimathie pour recueillir le sang du Christ, tantôt livre, tantôt pierre verte, le Graal se présente comme limage du Centre Royal de soi-même ou Centre Primordial, qui seul conduit au Centre Suprême où réside le Principe.
Ainsi, la Quête du Graal est la seule à conduire à la restauration androgynale de « lAge dOr », état premier et sacré où lhomme et Dieu, vivaient en équilibre harmonieux.
Dernier élément de la symbolique chevaleresque et non des moindres :
La Dame, au rôle magistral de par lobligation quelle impose au chevalier à maintenir sa quête dans la juste voie, lui permettant ainsi despérer devenir : modèle de Victoire et de Justice, à limage du Christ.
La Dame, dès lors, renvoie à la Vierge Marie vénérée jusque sur le bûcher par Jacques de Molay, dernier maître de lOrdre du Temple car la Vierge, image voilée de la Schekinah kabbalistique, apparaît comme le lien absolu qui relie les mondes supérieur et inférieur, comme la médiatrice sublime qui fait communiquer Dieu et les hommes.
Fraternité guerrière dhommes libres épris de Vérité et dAbsolu, la Chevalerie se démarque par ses nobles idéaux qui ont pour noms : Courage, Epée, Cheval, Graal et Dame, quil importe de poursuivre et de défendre car la mort dans la juste voie ne peut être que sublimée :
«
il est là, gisant le Comte Roland et a voulu se tourner du côté de lEspagne, il se prit alors à se souvenir de plusieurs choses, de tous les pays quil a conquis, et de douce France, et des gens de sa famille, et de Charlemagne don seigneur, qui la nourri ; il ne peut sempêcher den pleurer mais il ne veut pas se mettre lui-même en oubli et réclame le pardon de Dieu, il lui a tendu le gant de sa main droite et Saint Gabriel la reçu. Alors sa tête sincline sur son bras et il est allé mains jointes à sa fin, Dieu lui envoya deux de ses Anges Chérubins : Saint Raphaël et Saint Michel, Saint Gabriel est venu avec eux, ils emportent lâme du Comte au Paradis
»(Chanson de Roland)
O.G :
preuve de noblesse des chevaliers de Malte
Pour devenir chevalier de Malte il fallait prouver que ses bisaïeuls paternels et maternels étaient des gentilshommes de noms et d'armes et que leur descendance était aussi de nom et d'armes. On entendait par gentilhomme de nom et d'armes une personne née avec nom et armes nobles, par conséquent il fallait que les bisaïeux soient nés de pères nobles, et ainsi prouver la noblesse des trisaïeux. La descendance des trisaïeux ne devait pas avoir dérogé, avoir toujours vécu noblement et joui de tous les privilèges de la noblesse. Si pour un des trisaïeux on ne faisait pas preuve par titres honorifiques des 116 ans de noblesse, il fallait remonter jusqu'au quadrisaïeul et trouver pour lui une preuve de noblesse claire et authentique. En ce qui concerne la noblesse, au moyen-âge, toutes les attestations de noblesse du présenté se résumaient à faire mention des noms de son père et de sa mère, qu'on supposait être issu de gentilshommes de nom et d'armes. Mais au fil des temps, les familles nobles durent se résoudre à épouser des roturières pour des raisons d'argent. La réaction de l'Ordre ne se fit pas attendre, il dut mettre au point un règlement des preuves de noblesse, par lequel il fut ordonné qu'il soit dressé un procès-verbal, soutenu par des titres écrits, afin d'établir la légitimation et l'ascendance, et la noblesse de nom et d'armes du présenté.
Ne pouvait être reçu chevalier aucune personne née hors légitime mariage, excepté les enfants des rois et des princes souverains, à l'exception de tous autres fils illégitimes mêmes des ducs et pairs de France et des Grands d'Espagne. De plus, ne pouvait devenir chevalier de Malte aucun descendant de Juifs et de Musulmans, et le fait de professer la religion catholique était une obligation.
Et il fallait suivre la procédure suivante :
L'impétrant devait se présenter en personne au Chapitre ou l'assemblée provinciale du Grand-Prieuré, dans l'étendue duquel il était né, en cas de demande d'admission de majorité, ou bien en cas d'admission de minorité ou comme page il était représenté par son père ou sa mère en cas de veuvage. Il devait être porteur de son acte de baptême, du mémorial de ses preuves littérales contenant les extraits des titres qui justifiaient sa noblesse et celle des quatre familles du côté paternel et maternel, c'est à dire jusqu'au bisaïeux, et ce uniquement lorsque la noblesse du nom paternel et maternel n'avait pas encore été prouvée à Malte, car alors il fallait avant de demander des commissaires au chapitre et avoir envoyé à Malte et à la vénérable langue un inventaire des titres dont prétendait se servir le présenté. Ce mémorial généalogique coûtait fort cher aux familles. Même quand le prétendant avait eu un ou plusieurs oncles reçus chevalier de Malte, leurs preuves ne lui suffisaient pas pour sa propre réception. Par contre il arrivait souvent que par grâce spéciale l'on reçoive un prétendant sur les preuves de son frère, en prouvant qu'il était frère légitime de père et de mère et qu'il était né dans les limites du Grand prieuré où il désirait être reçu. Pour cela il fallait tout de même que le prétendant présente son acte de baptême et un certificat de deux chevaliers profès certifiant le lien de parenté, et qu'il ait payé le droit de passage.
Les preuves littérales étaient tirées de titres écrits, tels les contrats de mariage et testaments que le présenté produisait. Mais ces titres ne suffisaient pas à prouver la noblesse, car les qualifications des personnes dans les actes notariés n'étaient pas vérifiées par le notaire, dont ce n'était pas le métier. Il fallait avoir recours aux partages de terres nobles, aux actes de tutelle, lettres de garde-noble, aux actes de foi et hommage, aux aveux et dénombrements, aux brevets et provisions de charges portant titre de noblesse, aux convocations aux bans et arrière-bans, les lettres de noblesse dûment vérifiées et enfin aux inscriptions funéraires. Certains impétrants afin de mieux appuyer leurs preuves de noblesses officielles, faisaient appel aux confréries nobles du royaume, dont celle de Saint-Georges en Franche-Comté, que j'ai étudié, et qui avait les mêmes exigences en matières de noblesse que l'Ordre de Malte. Voici un certificat délivré par cette confrérie pour Charles-Antoine de POLIGNY :
" Nous chevaliers de l'Ordre de Saint-Georges au comté de Bourgogne, scavoir faisons et certifions à tous que les maisons de Poligny et Montrichard-Fertans sont très nobles et très anciennes de noms et d'armes et qu'en cette qualité, elles ont été jurées et reçues audit Ordre tant de leur chef que par alliance à diverses fois et à divers temps nommément en la personne de Messire Claude de Poligny, l'an mil six cent vingt cinq, de messire Philibert de Poligny, l'an 1648, de messire Jean-Claude de Poligny, l'an 1654 ;
. . Personne n'étant admis et reçu audit Ordre que par la preuve de 16 ascendants nobles et non anoblis de leur chef et que nous avons ainsi déclaré et certifié pour bien de justice à la requête de Dame Dame Claude-Etiennette Jacques de Nans
(ADR, 48 H 93)
Ces preuves si elles étaient approuvées devaient être envoyées cachetées au chapitre, et ensuite remis au commissaire in partibus, lesquels ne pouvaient ni ne devaient pas travailler aux preuves qu'on ne leur avait remis un tel dossier approuvé, a moins d'avoir établi clairement que les noms du père et de la mère avaient déjà été prouvés à Malte. En effet si un des noms avait déjà été prouvé à Malte, il ne fallait faire que l'inventaire des preuves de la famille non prouvée. Le but de ce dossier était de prouver la filiation légitime et noble jusqu'à tous les trisaïeux paternels ou maternels, depuis 116 ans au moins comme il était d'usage dans la Langue d'Auvergne. Outre ces pièces, le candidat était tenu de fournir son arbre généalogique d'ascendance armorié en couleurs dressé à partir des preuves, sur 4 ou 5 générations. Il est bon de signaler que tous les candidats pouvaient solliciter une dispense que ce soit d'âge ou de preuves de noblesse auprès du pape par un bref ou auprès du chapitre général de l'Ordre, entérinés par le Sacré Conseil.
Puis des commissaires étaient désignés parmi les commandeurs et chevaliers qui devaient avoir au moins 10 ans d'ancienneté dans l'Ordre et cinq ans de résidence à Malte. Ils avaient un mois pour accomplir leur mission à partir de la date de leur nomination. Ils ne devaient pas être de la même région que le présenté ni être un de ses parents ou alliés. Ils étaient chargés de faire des enquêtes sur d'autres preuves. Toutes les preuves devaient se faire non seulement dans le lieu de la naissance du présenté, mais même dans les lieux de l'origine des diverses familles du père, de la mère et des aïeux, sinon elles étaient rejetées et devaient être refaites, et aux dépens des commissaires qui avaient commis l'erreur. Si une des familles se trouvait être trop lointaines à l'intérieur de la langue d'Auvergne pour que les témoins désignés les connaissent, il fallait se rendre dans la province d'origine de cette famille. Si une des familles se trouvait hors de la langue d'Auvergne, il fallait demander au chapitre une lettre rogatoire pour le prieuré d'où était originaire la famille, afin qu'il désigne des commissaires pour faire les preuves et ensuite en envoyer le procès-verbal au chapitre où se faisait recevoir le présenté, pour y être examiné. Les commissaires ne devaient pas loger et manger dans la maison du prétendant ou d'un parent de celui-ci lors de leurs enquêtes. Ces enquêtes se faisaient au frais du prétendant, ainsi que les voyages des commissaires et de leur secrétaire.
Preuves testimoniales :
Ces preuves résultaient du témoignage de quatre témoins nobles, qui devaient être gentilshommes de nom et d'armes. Les commissaires, qui étaient ordinairement des anciens commandeurs, leur faisaient prêter un serment solennel de dire la vérité, et ils interrogeaient les témoins séparément. Le problème avec ce genre de preuve en France était que les témoins étaient choisis par les présentés ou ses parents. Ces témoins étaient interrogés séparément les uns des autres à partir des questions du formulaire établi par la langue d'Auvergne. les questions étaient les suivantes :
1 - Quel nom a ledit présenté ?
2 - De qui il est le fils ?
3 - Quel âge il a ?
4 - Où il est né et baptisé, & en quel évêché
5 - Et s'il est né dans les limites du Grand Prieuré d'Auvergne ?
6 - S'il est né en légitime mariage ?
7 - Et de parents aussi légitimes ?
8 - S'il est de la religion Catholique, Apostolique et Romaine
9 - Si ses père & mère, ancêtres en sont et en ont été ?
10 - Si lui ni ses parents ne descendent pas de race des Juifs, Mahométans, ou Sarrasins ?
11 - S'il vit vertueusement et chrétiennement ?
12 - S'il n'a point commis quelque crime ou été repris de justice ?
13 - Si lui ou ses parents ne retiennent aucuns biens ou droit de notre Ordre ?
14 - S'il n'est point débiteur de sommes considérables qu'il ne puisse payer ?
15 - S'il est sain, fort et robuste pour rendre service à notre Religion ?
16 - S'il n'a point fait vu en quelque religion, contracté ou consommé mariage ?
17 - S'il est gentilhomme de nom et 'armes, et issu de père et mère, aïeux & aïeules, bisaïeux et bisaïeules, tant paternels que maternels, nobles et vivant noblement, gentilshommes de nom et d'armes, tels tenus & réputés au pays & jouissant des privilèges de noblesse du moins depuis cent seize ans ?
18 - Si ses parents ont toujours été appelés aux bans et arrière bans & autres assemblées de gentilshommes ?
19 - S'ils ont eu des charges et dignités qui ne se donnent qu'aux nobles ?
20 - S'ils n'ont point dérogé à leur noblesse par quelques marchandises, trafic, ou tenant banque, & ayant compagnie ou société avec des marchands ?
21 - Et s'ils sont sujets à aucuns impôts & subsides des rois et princes qui n'ont été & ne sont payés que par les roturiers.
22 - Enfin s'il est tel que pour être chevalier de notre Ordre, les statuts & ordonnances le veulent et requièrent.
On leur relisait la déposition afin de savoir s'ils persistaient, ils signaient et mettaient leur cachet.
Preuves secrètes :
Ces preuves se faisaient après les preuves testimoniales et à l'insu du présenté, et faisaient appel à quatre témoins choisis par les commissaires et qui n'avaient pas à être nobles, mais faire preuve de leur probité, ne pas être domestique, ni parents, ni alliés, ni même débiteurs du présenté et avoir un certain âge. Le but de ces preuves était de déterminer la filiation légitime et la noblesse du prétendant, mais aussi de corroborer les affirmations des preuves testimoniales.
Preuves Locales :
Ces preuves étaient destinées à la vérification des armes, des qualités des ancêtres du présenté par les monuments publics, épitaphes, documents anciens, livres d'Histoire, Armoriaux, etc. Mais il est bon de signaler qu'elles étaient considérées comme accessoires et non indispensables, les commissaires s'en dispensaient généralement.
A l'issue de ces enquêtes, les commissaires en dressaient procès-verbal qui était porté au chapitre du prieuré ; puis dans les mains de deux autres commissaires qui examinaient si toutes les règles prescrites par le Statut avaient été observées. Dans ce procès-verbal les commissaires exprimaient leur avis sur les preuves, s'ils les admettaient comme suffisantes, ou s'ils les rejetaient, voire s'ils avaient des doutes. En effet, s'il y avait un quartier dont la filiation légitime ne leur paraissait pas suffisamment prouvée, mais sans qu'il y ait soupçon de roture ou de dérogeance, ils pouvaient demander des preuves plus convaincantes. Chacun des commissaires pouvait émettre son propre avis. Puis, le chapitre de la langue examinait le dossier, entendait les commissaires, et se prononçait sur l'acceptation des preuves comme " bonnes et valables ", et pouvait décider d'un complément d'enquête ou refuser les preuves, sur les recommandations des commissaires. Après cet examen et avis, un exemplaire du procès verbal accompagné de l'arbre généalogique armorié était envoyé à Malte, et un autre était gardé dans les archives de la langue, les familles pouvaient aussi en demander un exemplaire. Après cinq ans passés dans l'Ordre, on ne pouvait plus faire de procès à un chevalier sur son état, sa réception ou son ancienneté.
Toutes ces démarches n'étaient pas gratuites, loin s'en faut. En effet, les frais de réception des chevaliers de majorité étaient à la fin de l'Ancien Régime de 3155 livres, dont 2325 pour le droit de passage, 30 de quittance et 800 pour le généalogiste de l'ordre et les commissaires aux preuves. Pour ce qui était des pages, ces frais se montaient à 3185 livres, dont 2325 de droit de passage, 30 pour la quittance, 30 pour les lettres de page et 800 pour le généalogiste et les commissaires. Enfin pour les chevaliers de minorité, ils étaient de 7374 livres, dont 6200 de droit de passage, 74 de quittance et accessoires, 300 pour le bref de minorité, 400 pour le généalogiste et 800 pour les commissaires.
Contrairement à certains usages encore en vigueur, on ne peut qualifier de chevalier de Malte qu'une personne dont les preuves ont été trouvées bonnes et valables par le chapitre de la langue concernée, en effet le paiement du droit de passage, ou un bref de minorité ne suffisaient pas pour être qualifié de chevalier de Malte. (...)
louanges de la Milice du Temple
PROLOGUE
A Hugues, soldat du Christ, et maître de la milice, Bernard simple abbé de Clairvaux
combattre le bon combat.
Ce nest pas une, mais deux, mais trois fois, si je ne me trompe, mon cher Hugues, que vous mavez prié de vous écrire, à vous et à vos compagnons darmes, quelques paroles dencouragement, et de tourner ma plume, à défaut de lance, contre notre tyrannique ennemi, en massurant que je vous rendrais un grand service si jexcitais par mes paroles ceux que je ne puis exciter les armes à la main. Si jai tardé quelque temps à me rendre à vos désirs, ce nest pas que je crusse quon ne devait en tenir aucun compte, mais je craignais quon ne pût me reprocher de my être légèrement et trop vite rendu et davoir, malgré mon inhabileté, osé entreprendre quelque chose quun autre plus capable que moi aurait pu mener à meilleure fin, et davoir empêché peut-être ainsi que tout le bien possible se fît. Mais en voyant que ma longue attente ne ma servi à rien, je me suis enfin décidé à faire ce que jai pu, le lecteur jugera si jai réussi, afin de vous prouver que ma résistance ne venait point de mauvais vouloir de ma part, mais du sentiment de mon incapacité. Mais après tout, comme ce nest que pour vous plaire que jai fait tout ce dont je suis capable, je me mets fort peu en peine que mon livre ne plaise que médiocrement ou même paraisse insuffisant à ceux qui le liront.
CHAPITRE I.
Louange de la nouvelle milice.
1. Un nouveau genre de milice est né, dit-on, sur la terre, dans le pays même que le Soleil levant est venu visiter du haut des cieux, en sorte que là même où il a dispersé, de son bras puissant, les princes des ténèbres, lépée de cette brave milice en exterminera bientôt les satellites, je veux dire les enfants de linfidélité. Elle rachètera de nouveau le peuple de Dieu et fera repousser à nos yeux la corne du salut, dans la maison de David son fils (Luc I, passim). Oui, cest une milice dun nouveau genre, inconnue aux siècles passés, destinée à combattre sans relâche un double (1) combat contre la chair et le sang, et contre les esprits de malice répandus dans les airs. Il nest pas assez rare de voir des hommes combattre un ennemi corporel avec les seules forces du corps pour que je men étonne ; dun autre côté, faire la guerre au vice et au démon avec les seules forces de lâme, ce nest pas non plus quelque chose daussi extraordinaire que louable, le monde est plein de moines qui livrent ces combats ; mais ce qui, pour moi, est aussi admirable quévidemment rare, cest de voir les deux choses réunies, un même homme pendre avec courage sa double épée à son côté et ceindre noblement ses flancs de son double baudrier à la fois. Le soldat qui revêt en même temps son âme de la cuirasse de la foi et son corps dune cuirasse de fer, ne peut point ne pas être intrépide et en sécurité parfaite ; car, sous sa double armure, il ne craint ni homme ni diable. Loin de redouter la mort, il la désire. Que peut-il craindre, en effet, soit quil vive, soit quil meure, puisque Jésus-Christ seul est sa vie et que, pour lui, la mort est un gain ? Sa vie, il la vit avec confiance et de bon cur pour le Christ, mais ce quil préférerait, cest dêtre dégagé des liens du corps et dêtre avec le Christ ; voilà ce qui lui semble meilleur. Marchez donc au combat, en pleine sécurité, et chargez les ennemis de la croix de Jésus-Christ avec courage et intrépidité, puisque vous savez bien que ni la mort, ni la vie ne pourront vous séparer de lamour de Dieu qui est fondé sur les complaisances quil prend en Jésus-Christ, et rappelez-vous ces paroles de lApôtre, au milieu des périls : " Soit que nous vivions ou que nous mourions, nous appartenons au Seigneur " (Rm XIV, 8). Quelle gloire pour ceux qui reviennent victorieux du combat, mais quel bonheur pour ceux qui y trouvent le martyre ! Réjouissez-vous, généreux athlètes, si vous survivez à votre victoire dans le Seigneur, mais que votre joie et votre allégresse soient doubles si la mort vous unit à lui : sans doute votre vie est utile et votre victoire glorieuse ; mais cest avec raison quon leur préfère une sainte mort ; car sil est vrai que ceux qui meurent dans le Seigneur sont bienheureux, combien plus heureux encore sont ceux qui meurent pour le Seigneur ?
2. Il est bien certain que la mort des saints dans leur lit ou sur un champ de bataille est précieuse aux yeux de Dieu, mais je la trouve dautant plus précieuse sur un champ de bataille quelle est en même temps plus glorieuse. Quelle sécurité dans la vie quune conscience pure ! Oui, quelle vie exempte de trouble que celle dun homme qui attend la mort sans crainte, qui lappelle comme un bien, et la reçoit avec piété. Combien votre milice est sainte et sûre, et combien exempte du double péril auquel sont exposés ceux qui ne combattent pas pour Jésus-Christ ! En effet, toutes les fois que vous marchez à lennemi, vous qui combattez dans les rangs de la milice séculière, vous avez à craindre de tuer votre âme du même coup dont vous donnez la mort à votre adversaire, ou de la recevoir de sa main, dans le corps et dans lâme en même temps. Ce nest point par les résultats mais par les sentiments du cur quun chrétien juge du péril quil a couru dans une guerre ou de la victoire quil y a remportée, car si la cause quil défend est bonne, lissue de la guerre, quelle quelle soit, ne saurait être mauvaise, de même que, en fin de compte, la victoire ne saurait être bonne quand la cause de la guerre ne lest point et que lintention de ceux qui la font nest pas droite. Si vous avez lintention de donner la mort, et quil arrive que ce soit vous qui la receviez, vous nen êtes pas moins un homicide, même en mourant ; si, au contraire, vous échappez à la mort, après avoir tué un ennemi que vous attaquiez avec la pensée ou de le subjuguer ou de tirer quelque vengeance de lui, vous survivez sans doute, mais vous êtes un homicide : or il nest pas bon dêtre homicide, quon soit vainqueur ou vaincu, mort ou vif, cest toujours une triste victoire que celle où on ne triomphe de son semblable quen étant vaincu par le péché, et cest en vain quon se glorifie de la victoire quon a remportée sur un ennemi, si on en a laissé remporter une aussi sur soi à la colère ou à lorgueil. Il y a des personnes qui ne tuent ni dans un esprit de vengeance ni pour se donner le vain orgueil de la victoire, mais uniquement pour échapper eux-mêmes à la mort : eh bien ! je ne puis dire que cette victoire soit bonne, attendu que la mort du corps est moins terrible que celle de lâme (2) ; en effet celle-ci ne meurt point du même coup qui tue le corps, mais elle est frappée à mort dès quelle est coupable de péché.
CHAPITRE II.
De la milice séculière.
3. Quels seront donc le fruit et lissue, je ne dis pas de la milice, mais de la malice, séculière, si celui qui tue pèche mortellement et celui qui est tué périt éternellement ? Car, pour me servir des propres paroles de lApôtre : " Celui qui laboure la terre doit labourer dans lespérance den tirer du fruit, et celui qui bat le grain doit espérer den avoir sa part " (1 Co IX, 10). Combien étrange nest donc point votre erreur, ou plutôt quelle nest pas votre insupportable fureur, ô soldats du siècle, de faire la guerre avec tant de peine et de frais, pour nen être payés que par la mort ou par le péché ? Vous chargez vos chevaux de housses de soie, vous recouvrez vos cuirasses de je ne sais combien de morceaux détoffe qui retombent de tous côtés (3) ; vous peignez vos haches, vos boucliers et vos selles ; vous prodiguez lor, largent et les pierreries sur vos mors et vos éperons, et vous volez à la mort, dans ce pompeux appareil, avec une impudente et honteuse fureur. Sont-ce là les insignes de létat militaire ? Ne sont-ce pas plutôt des ornements qui conviennent à des femmes ? Est-ce que, par hasard, le glaive de lennemi respecte lor ? Epargne-t-il les pierreries ? Ne saurait-il percer la soie ? Mais ne savons-nous pas, par une expérience de tous les jours, que le soldat qui marche au combat na besoin que de trois choses, dêtre vif, exercé et habile à parer les coups, alerte à la poursuite et prompt à frapper ? Or on vous voit au contraire nourrir, comme des femmes, une masse de cheveux qui vous offusquent la vue, vous envelopper dans de longues chemises qui vous descendent jusquaux pieds et ensevelir vos mains délicates et tendres sous des manches aussi larges que tombantes. Ajoutez à tout cela quelque chose qui est bien fait pour effrayer la conscience du soldat, je veux dire, le motif léger et frivole pour lequel on a limprudence de sengager dans une milice dailleurs si pleine de dangers ; car il est bien certain que vos différends et vos guerres ne naissent que de quelques mouvements irréfléchis de colère, dun vain amour de la gloire, ou du désir de quelque conquête terrestre. Or on ne peut certainement pas tuer son semblable en sûreté de conscience pour de semblables raisons.
CHAPITRE III.
Des soldats du Christ.
4. Mais les soldats du Christ combattent en pleine sécurité (4) les combats de leur Seigneur, car ils nont point à craindre doffenser Dieu en tuant un ennemi et ils ne courent aucun danger, sils sont tués eux-mêmes, puisque cest pour Jésus-Christ quils donnent ou reçoivent le coup de la mort, et que, non seulement ils noffensent point Dieu, mais encore, ils sacquièrent une grande gloire : en effet, sils tuent, cest pour le Seigneur, et sils sont tués, le Seigneur est pour eux ; mais si la mort de lennemi le venge et lui est agréable, il lui est bien plus agréable encore de se donner à son soldat pour le consoler. Ainsi le chevalier du Christ donne la mort en pleine sécurité et la reçoit dans une sécurité plus grande encore. Ce nest pas en vain quil porte lépée ; il est le ministre de Dieu, et il la reçue pour exécuter ses vengeances, en punissant ceux qui font de mauvaises actions et en récompensant ceux qui en font de bonnes. Lors donc quil tue un malfaiteur, il nest point homicide mais malicide, si je puis mexprimer ainsi ; il exécute à la lettre les vengeances du Christ sur ceux qui font le mal, et sacquiert le titre de défenseur des chrétiens. Vient-il à succomber lui-même, on ne peut dire quil a péri, au contraire, il sest sauvé. La mort quil donne est le profit de Jésus-Christ, et celle quil reçoit, le sien propre. Le chrétien se fait gloire de la mort dun païen, parce que le Christ lui-même en est glorifié, mais dans la mort dun chrétien la libéralité du Roi du ciel se montre à découvert, puisquil ne tire son soldat de la mêlée que pour le récompenser. Quand le premier succombe, le juste se réjouit de voir la vengeance qui en a été tirée ; mais lorsque cest le second qui périt " tout le monde sécrie : Le juste sera-t-il récompensé ? Il le sera, sans doute, puisquil y a un Dieu qui juge les hommes sur la terre " (Ps LVII, 11). Il ne faudrait pourtant pas tuer les païens mêmes, si on pouvait les empêcher, par quelque autre moyen que la mort, dinsulter les fidèles ou de les opprimer. Mais pour le moment, il vaut mieux les mettre à mort que de les laisser vivre pour quils portent les mains sur les justes, de peur que les justes, à leur tour, ne se livrent à liniquité.
5. Mais, dira-t-on, sil est absolument défendu à un chrétien de frapper de lépée, doù vient que le héraut du Sauveur disait aux militaires de se contenter de leur solde, et ne leur enjoignait pas plutôt de renoncer à leur profession (Lc III, 13) ? Si au contraire cela est permis, comme ce lest en effet, à tous ceux qui ont été établis de Dieu dans ce but, et ne sont point engagés dans un état plus parfait, à qui, je vous le demande, le sera-t-il plus quà ceux dont le bras et le courage nous conservent la forte cité de Sion, comme un rempart protecteur derrière lequel le peuple saint, gardien de la vérité, peut venir sabriter en toute sécurité, depuis que les violateurs de la loi divine en sont tenus éloignés ? Repoussez donc sans crainte ces nations qui ne respirent que la guerre, taillez en pièces ceux qui jettent la terreur parmi nous, massacrez loin des murs de la cité du Seigneur, tous ces hommes qui commettent liniquité et qui brûlent du désir de semparer des inestimables trésors du peuple chrétien qui reposent dans les murs de Jérusalem, de profaner nos saints mystères et de se rendre maîtres du sanctuaire de Dieu. Que la doublé (5) épée des chrétiens soit tirée sur la tête de nos ennemis, pour détruire tout ce qui sélève contre la science de Dieu, cest-à-dire contre la foi des chrétiens, afin que les infidèles ne puissent dire un jour : Où donc est leur Dieu ?
6. Quand ils seront chassés, il reviendra prendre possession de son héritage et de sa maison dont il a dit lui-même, dans sa colère : " Le temps sapproche où votre demeure sera déserte " (Mt XXIII, 38), et dont le Prophète a dit en gémissant : " Jai quitté ma propre maison, jai abandonné mon héritage " (Jr XII, 7) ; et il accomplira cette autre parole prophétique : " Le Seigneur a racheté son peuple et la délivré ; aussi le verra-t-on plein dallégresse, sur la montagne de Sion, se réjouir des bienfaits du Seigneur ". Livre-toi donc aux transports de la joie, ô Jérusalem, et reconnais que voici les jours où Dieu te visite. Réjouissez-vous aussi et louez Dieu avec elle, déserts de Jérusalem, car le Seigneur a consolé son peuple, il a racheté la Cité sainte et il a levé son bras saint aux yeux de toutes les nations. Vierge dIsraël, tu étais tombée à terre, et personne ne se trouvait qui te tendît une main secourable ; lève-toi maintenant, secoue la poussière de tes vêtements, ô vierge, ô fille captive, ô Sion, lève-toi, dis-je, et même élève-toi bien haut et vois au loin les torrents de joie que ton Dieu fait couler vers toi. On ne tappellera plus labandonnée, et la terre où tu télèves ne sera plus une terre désolée, parce que le Seigneur a mis en toi toutes ses complaisances et tes champs vont se repeupler. Jette tes yeux tout autour de toi et regarde ; tous ces hommes se sont réunis pour venir à toi ; voilà le secours qui test envoyé den haut. Ce sont ceux qui vont accomplir cette antique promesse : " Je tétablirai dans une gloire qui durera des siècles et ta joie se continuera de génération en génération : tu suceras le lait des nations et tu seras nourrie aux mamelles quont sucées les rois " (Is LX, 15). Et cette autre encore : " De même quune mère caresse son petit enfant, ainsi je vous consolerai et vous trouverez votre paix dans Jérusalem " (Is LXVI, 13). Voyez-vous quels nombreux témoignages reçut, dès les temps anciens, la milice nouvelle et, comme sous nos yeux saccomplissent les oracles sacrés, dans la cité du Seigneur des vertus ? Pourvu que maintenant le sens littéral ne nuise point au spirituel, que la manière dont nous entendons, dans le temps, les paroles des prophètes, ne nous empêche pas despérer dans léternité, que les choses visibles ne nous fassent point perdre de vue celles de la foi, que le dénuement actuel ne porte aucune atteinte à labondance de nos espérances et que la certitude du présent ne nous fasse point oublier lavenir. Dailleurs la gloire temporelle de la cité de la terre, au lieu de nuire aux biens célestes ne peut que les assurer davantage, si toutefois nous croyons fermement que la cité dici-bas est une fidèle image de celle des cieux qui est notre mère.
CHAPITRE IV.
Vie des soldats du Christ.
7. Mais pour lexemple, ou plutôt, à la confusion de nos soldats qui servent le diable bien plus que Dieu, disons, en quelques mots, les murs et la vie des chevaliers du Christ ; faisons connaître ce quils sont en temps de paix et en temps de guerre, et on verra clairement quelle différence il y a entre la milice de Dieu et celle du monde. Et dabord, parmi eux, la discipline et lobéissance sont en honneur ; ils savent, selon les paroles de la sainte Ecriture, " que le fils indiscipliné est destiné à périr " (Si XXII, 3), et que " cest une espèce de magie de ne vouloir pas se soumettre, et une sorte didolâtrie de refuser dobéir " (1 R XV, 23). Ils vont et viennent au commandement de leur chef ; cest de lui quils reçoivent leur vêtement et, soit dans les habits, soit dans la nourriture, ils évitent toute superfluité et se bornent au strict nécessaire. Ils vivent rigoureusement en commun dans une douce mais modeste et frugale société, sans épouses et sans enfants ; bien plus, suivant les conseils de la perfection évangélique, ils habitent sous un même toit, ne possèdent rien en propre et ne sont préoccupés que de la pensée de conserver entre eux lunion et la paix. Aussi, dirait-on quils ne font tous quun cur et quune âme, tant ils sétudient, non seulement à ne suivre en rien leur propre volonté, mais encore à se soumettre en tout à celle de leur chef. Jamais on ne les voit rester oisifs ou se répandre çà et là poussés par la curiosité ; mais quand ils ne vont point à la guerre, ce qui est rare, ne voulant point manger leur pain à ne rien faire, ils emploient leurs loisirs à réparer, raccommoder et remettre en état leurs armes et leurs vêtements, que le temps et lusage ont endommagés et mis en pièces ou en désordre ; ils font tout ce qui leur est commandé par leur supérieur, et ce que réclame le bien de la communauté. Ils ne font, entre eux, acception de personne, et sans égard pour le rang et la noblesse, ils ne rendent honneur quau mérite. Pleins de déférence les uns pour les autres, on les voit porter les fardeaux les uns des autres, et accomplir ainsi la loi du Christ. On nentend, parmi eux, ni parole arrogante, ni éclats de rire, ni le plus léger bruit, encore moins des murmures, et on ny voit aucune action inutile ; dailleurs aucune de ces fautes ne demeurerait impunie. Ils ont les dés et les échecs (6) en horreur ; ils ne se livrent ni au plaisir de la chasse ni même à celui généralement si goûté de la fauconnerie (7) ; ils détestent et fuient les bateleurs, les magiciens et les conteurs de fables, ainsi que les chansons bouffonnes et les spectacles, quils regardent comme autant de vanités et dobjets pleins dextravagance et de tromperie. Ils se coupent les cheveux (8), car ils trouvent avec lApôtre que cest une honte pour un homme de soigner sa chevelure. Négligés dans leur personne et se baignant rarement, on les voit avec une barbe inculte et hérissée et des membres couverts de poussière, noircis par le frottement de la cuirasse et brûlés par les rayons (9) du soleil.
8. Mais à lapproche du combat, ils sarment de foi au-dedans et de fer, au lieu dor, au-dehors, afin dinspirer à lennemi plus de crainte que davides espérances. Ce quils recherchent dans leurs chevaux, cest la force et la rapidité, non point la beauté de la robe ou la richesse des harnais, car ils ne songent quà vaincre, non à briller, à frapper lennemi de terreur, non point dadmiration. Point de turbulence, point dentraînement inconsidéré, rien de cette ardeur qui sent la précipitation de la légèreté. Quand ils se rangent en bataille, cest avec toute la prudence et toute la circonspection possibles quils savancent au combat tels quon représente les anciens. Ce sont de vrais Israélites qui vont livrer bataille ; mais en portant la paix au fond de lâme. A peine le signal den venir aux mains est-il donné quoubliant tout à coup leur douceur naturelle, ils semblent sécrier avec le Psalmiste : " Seigneur, nai-je pas haï ceux qui te haïssaient, et nai-je pas séché de douleur à la vue de tes ennemiS ? " (Ps CXXXVIII, 21), puis sélancent sur leurs adversaires comme sur un troupeau de timides brebis, sans se mettre en peine, malgré leur petit nombre, ni de la cruauté, ni de la multitude infinie de leurs barbares ennemis ; car ils mettent toute leur confiance, non dans leurs propres forces, mais dans le bras du Dieu des armées à qui ils savent, comme les Maccabées, quil est bien facile de faire tomber une multitude de guerriers dans les mains dune poignée dhommes, et quil nen coûte pas plus de faire échapper les siens à un grand quà un petit nombre dennemis, attendu que la victoire ne dépend pas du nombre et que la force vient den-haut. Ils en ont souvent fait lexpérience, et bien des fois il leur est arrivé de mettre lennemi en fuite presque dans la proportion dun contre mille et de deux contre dix mille. Il est aussi singulier quétonnant de voir comment ils savent se montrer en même temps, plus doux que des agneaux et plus terribles que des lions, au point quon ne sait sil faut les appeler des religieux ou des soldats, ou plutôt quon ne trouve pas dautres noms qui leur conviennent mieux que ces deux-là, puisquils savent allier ensemble la douceur des uns à la valeur des autres. Comment à la vue de ces merveilles ne point sécrier : " Tout cela est luvre de Dieu ; cest lui qui a fait ce que nos yeux ne cessent dadmirer " ? Voilà les hommes valeureux que le Seigneur a choisis dun bout du monde à lautre parmi les plus braves dIsraël pour en faire ses ministres et leur confier la garde du lit du vrai Salomon, cest-à-dire la garde du Saint-Sépulcre, comme à des sentinelles fidèles et vigilantes, armées du glaive et habiles au métier des armes.
CHAPITRE V.
Le temple.
9. Il y a à Jérusalem un temple où ils habitent en commun ; sil est bien loin dégaler par son architecture lancien et fameux temple de Salomon, du moins il ne lui est pas inférieur en gloire. En effet toute la magnificence du premier consistait dans la richesse des matériaux corruptibles dor et dargent et dans lassemblage des pierres et des bois de toutes sortes qui entrèrent dans sa construction ; le second, au contraire, doit toute sa beauté, ses ornements les plus riches et les plus agréables, à la piété, à la religion de ses habitants et à leur vie parfaitement réglée ; lun charmait les regards par ses peintures ; mais lautre commande le respect par le spectacle varié des vertus qui sy pratiquent et des actes de sainteté qui sy accomplissent. La sainteté doit être lornement de la maison de Dieu (Ps XCII, 5), qui se complaît bien plus dans des murs régulières que dans les pierres les mieux polies, et préfère beaucoup des curs purs (10) à des murailles dorées. Ce nest pourtant pas que tout ornement extérieur soit banni de ce temple, mais ceux quon y voit ne consistent pas en pierres précieuses, ce sont des armures, et au lieu dantiques couronnes dor les murs sont recouverts de boucliers ; partout, dans cette demeure, les mors, les selles et les lances ont pris la place des candélabres, des encensoirs et des burettes ; toutes preuves évidentes que ces soldats sont animés pour la maison de Dieu, du même zèle dont se sentit si violemment enflammé leur premier Maître lui-même lorsque, armant jadis sa main sacrée, non dun glaive, mais dun fouet quil avait composé de petites cordes, il entra dans le temple, en chassa les marchands, y jeta à terre largent des changeurs et y renversa les sièges de ceux qui y vendaient des colombes, trouvant tout à fait indigne que la maison de prière fût souillée par la présence de tous ces trafiquants (Jn II, 15). A lexemple de son chef, cette armée dévouée jugeant quil est bien plus indigne et bien plus intolérable encore de voir les saints lieux profanés par la présence des infidèles que par celle des marchands, a fixé sa propre demeure dans le lieu saint avec ses chevaux et ses armes, et, après avoir éloigné ainsi que de tous les autres lieux saints les infidèles dont la présence les souillait et la rage les tyrannisait, ils sy livrent maintenant, le jour et la nuit, à des occupations aussi honnêtes quutiles. Ils honorent à lenvi le temple de Dieu par un culte plein de zèle et de vérité, et ils y immolent avec une inépuisable dévotion, non pas des victimes semblables à celles de la loi ancienne, mais de vraies victimes pacifiques, qui sont la charité fraternelle, une obéissance absolue et la pauvreté volontaire.
10. Pendant que ces choses se passent à Jérusalem, lunivers entier sort de sa léthargie, les îles écoutent, les peuples les plus lointains prêtent loreille, lOrient et lOccident bouillonnent, la gloire des nations déborde comme un torrent, on dirait le fleuve au cours impétueux qui réjouit la cité de Dieu. Mais ce quil y a de plus consolant et de plus avantageux, cest que la plupart de ceux quon voit, de tous les pays, accourir chez les Templiers, étaient auparavant des scélérats et des impies, des ravisseurs et des sacrilèges, des homicides, des parjures et des adultères, tous hommes dont la conversion produit un double bien et par conséquent cause une double joie ; en effet pendant que, dun côté, par leur départ, ils font la joie et le bonheur de leur propre pays, quils cessent dopprimer ; de lautre, ils remplissent dallégresse, par leur arrivée, ceux à qui ils courent se réunir, et les contrées quils vont couvrir de leur protection. Ainsi en même temps que lEgypte se réjouit de leur départ, la montagne de Sion est également dans le bonheur et les filles de Juda se félicitent de leur protection : lune est heureuse de ne plus se sentir sous leur bras oppressif et lautre se félicite de voir son salut entre leurs mains. Tandis que la première voit avec satisfaction séloigner delle ceux qui la dévastaient cruellement, la seconde accueille en eux, avec empressement, ses plus fidèles défenseurs, de sorte que ce que lune perd pour son plus grand bonheur tourne à la plus grande consolation de lautre. Voilà comment le Christ sait se venger de ses ennemis ; non seulement il triomphe deux mais il se sert deux pour sassurer un triomphe dautant plus glorieux quil réclame une plus grande puissance. Quel plaisir et quel bonheur, de voir danciens oppresseurs se changer en protecteurs, et celui qui de Saul persécuteur sut faire un Paul prédicateur de lEvangile (Ac X, 15), changer ses ennemis en soldats de sa cause ! Aussi ne suis-je point étonné que la cour céleste, comme laffirme le Sauveur lui-même, ressente plus de joie de la conversion dun pécheur qui fait pénitence que la persévérance de plusieurs justes qui nont pas besoin de pénitence, puisque la conversion dun pécheur et dun méchant est la source de biens plus grands que les maux dont son premier genre de vie avait été la cause.
11. Salut donc, sainte Cité, dont le Très-Haut sest fait à lui-même un tabernacle, toi, en qui et par qui une telle génération dhommes fut sauvée. Salut, Cité du grand Roi, où depuis les temps les plus reculés, le monde na presque jamais cessé de voir se produire de nouvelles et consolantes merveilles. Salut, Maîtresse des nations, Princesse des provinces, Héritage des Patriarches, Mère des Prophètes et des Apôtres, Point de départ de notre foi, Gloire du peuple chrétien ; Dieu a permis que dès le principe tu fusses presque constamment assaillie par tes ennemis, afin que les braves trouvassent, à te défendre, une occasion, non seulement de montrer leur courage, mais encore de sauver leurs âmes. Salut, terre de la promesse, où jadis le lait et le miel ne coulaient que pour ceux-là seuls qui habitaient dans ton sein, qui maintenant encore prodigues des remèdes de salut et des aliments de vie à lunivers entier. Salut, dis-je, terre bonne, excellente, toi qui as reçu dans ton sein dune extrême fécondité, une céleste semence de lArche du cur du Père de famille ; tu as donné dabord une moisson de martyrs et tu nas point laissé ensuite, du reste des fidèles, de faire produire à ton sol fertile jusquà trente, soixante et même cent pour un sur la face de la terre entière. Aussi tous ceux qui ont eu le bonheur de se rassasier de tes innombrables douceurs et de sengraisser de ton opulence, sen vont proclamant partout le souvenir de ton abondance et de tes délices, racontant jusquau bout du monde, à tous ceux qui ne tont pas vue, ta gloire, ta magnificence et toutes les merveilles que tu renfermes dans ton sein. On rapporte de toi, ô Cité de Dieu, des choses glorieuses (Ps LXXXVI, 3). Mais il est temps que moi aussi je redise à ta louange et à la gloire de ton nom quelques-unes des délices dont tu es remplie.
CHAPITRE VI.
Bethléem. (11)
12. Arrêtons-nous avant tout pour la réfection des âmes saintes à Bethléem, la maison du pain, où apparut pour la première fois, quand une vierge le mit au jour, le Pain vivant descendu du ciel. On y montre encore aux pieuses bêtes, la crèche et dans la crèche, le foin du pré virginal, que le buf et lâne ne peuvent manger sans reconnaître, lun son maître, et lautre son seigneur. " Toute chair nest que de lherbe et toute sa gloire est comme la fleur de lherbe des champs " (Is XL, 6). Or parce que lhomme na pas compris le rang honorable où il a été créé, il sest vu comparé aux bêtes qui nont point de raison, et leur est même devenu semblable ; le Verbe qui est le pain des Anges, sest fait le pain des bêtes, afin que lhomme qui avait perdu lhabitude de se nourrir du pain de la parole, eût le foin de la chair à ruminer, jusquà ce que, rendu par lHomme-Dieu à sa première dignité, et, de bête redevenu homme, il pût dire avec saint Paul : " Si nous avons connu Jésus-Christ selon la chair, nous ne le connaissons plus maintenant de cette sorte " (2 Co V, 16). Ce que nul, je crois, ne peut dire avec vérité, sil na pas dabord entendu avec Pierre ces mots sortis de la bouche de la Vérité même : " Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie, le chair ne sert de rien pour les entendre " (Jn VI, 64). Dailleurs celui qui trouve la vie dans les paroles du Christ ne cherche plus la chair ; il est de ces bienheureux qui nont pas vu et qui ont cru (Jn XX, 29). Le lait nest nécessaire quaux enfants et le foin ne lest quaux bêtes ; mais celui qui ne pèche plus dans ses paroles est un homme parfait et peut supporter une nourriture tout à fait solide ; si cest encore à la sueur de son front quil mange le pain de la parole, du moins le mange-t-il sans pécher. Il ne parle de la sagesse de Dieu, en toute sécurité et sans crainte de donner du scandale, quen présence des parfaits, et ne propose les choses spirituelles quaux spirituels ; mais se trouve-t-il parmi les enfants et les bêtes, il a soin de se proportionner à leur intelligence et ne leur propose que Jésus-Christ, mais Jésus-Christ crucifié. Ce nen est pas moins le même aliment des célestes pâturages que la bête rumine avec douceur et dont lhomme fait sa nourriture ; il fortifie lhomme fait, et donne des forces à lenfant.
CHAPITRE VII.
Nazareth.
13. Je vois aussi Nazareth, cest-à-dire la fleur, Nazareth où lenfant Dieu, qui naquit à Bethléem, fut nourri comme le fruit dans la fleur. Ainsi le parfum de la fleur a précédé le goût du fruit qui a humecté de sa sainte liqueur la bouche des apôtres, après avoir flatté, de son arôme, lodorat des prophètes, et qui fournit aux chrétiens un aliment substantiel et fortifiant, après que les Juifs se furent contentés den respirer à peine lodeur. Pourtant Nathanaël avait senti le parfum de cette fleur qui répand une odeur plus suave que tous les aromates, cest ce qui lui faisait dire : " Peut-il sortir quelque chose de bon de Nazareth ? " (Jn I, 46). Mais au lieu de se contenter de sentir cette délicieuse odeur, il suivit Philippe qui lui avait répondu : " Viens et vois ". Bien plus comme enivré des suaves parfums dont il se sent pénétré, et, de plus en plus pressé du désir de goûter au fruit à mesure quil en aspire la bonne odeur, il se laisse guider par elle et se hâte darriver jusquau fruit qui lexhale, car il brûle de sentir tout à fait ce quil na senti quà peine, et de savourer de près ce qui ne la embaumé que de loin. Mais rappelons-nous aussi ce que sentait Isaac ; peut-être nest-ce point sans rapport avec notre sujet, voici ce quen dit lEcriture : " Dès quil eut senti la bonne odeur qui sortait de ses habits, cest-à-dire des habits de Jacob, il sécria : Lodeur qui sort des habits de mon fils est semblable à celle dun champ que le Seigneur a comblé de bénédictions " (Gn XXVII, 27). Il a senti la bonne odeur qui sexhalait de ses vêtements, mais il na pas reconnu quel était celui qui les portait, tant il est vrai que le charme quil ressentait, ne venait que du dehors, cest-à-dire du vêtement de Jacob comme dune fleur, non pas de lintérieur comme dun fruit dont il aurait savouré la douceur, puisquil ignorait même lequel de ses deux enfants était élu et le sens de ce mystère. Quest-ce à dire ? Cest que le vêtement nest autre que lesprit, tandis que la lettre est la chair même du Verbe. Mais aujourdhui même le Juif ne reconnaît ni le Verbe dans la chair ni la divinité dans lhomme, ni même le sens spirituel caché sous la lettre. Ne touchant au-dehors que la peau du chevreau qui était la figure dun plus grand, cest-à-dire du premier et antique pécheur, il ne peut arriver à la pure vérité. Si celui qui est venu, non pour faire le péché mais pour leffacer, sest manifesté sinon dans une chair de péché, du moins dans une chair semblable à celle qui est sujette au péché, il nous en a lui-même donné la raison en nous disant : " Cest afin que ceux qui ne voient point voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles " (Jn IX, 39). Trompé par cette ressemblance, le Prophète encore aveugle de nos jours, continue à bénir celui quil ne connaît pas, puisquil ne reconnaît point à ses miracles celui dont lui parlent ses livres, ni à sa résurrection celui quil a touché de ses propres mains quand il la chargé de liens, flagellé et souffleté ; " sils lavaient connu, jamais ils nauraient crucifié le Seigneur de la gloire " (1 Co II, 8). Disons quelques mots de la plupart des lieux saints ou du moins admirons-en les plus fameux si nous ne pouvons les citer tous.
CHAPITRE VIII.
Le mont des Oliviers et la vallée de Josaphat.
14. Montons sur le mont des Oliviers et descendons ensuite dans la vallée de Josaphat, afin de tempérer la pensée des trésors de la miséricorde divine par la crainte du jugement dernier ; car si Dieu est plein de miséricorde pour pardonner, ses jugements nen sont pas moins un abîme de terreur pour les enfants des hommes. Si David parle de la montagne des Oliviers, quand il dit : " Seigneur, tu sauveras les hommes et les bêtes selon labondance de ton infinie miséricorde " (Ps XXXV, 7), il fait allusion dans le même psaume, à la vallée du jugement dernier, quand il dit : " Que le pied du superbe qui me poursuit ne vienne point jusquà moi, et que la main du pécheur ne réussisse point à mébranler " (Ps XXXV, 12). Il nous fait assez connaître la terreur que lui inspire la pensée des gouffres de cette vallée, quand il sécrie ailleurs, au milieu de sa prière : " Seigneur, pénètre ma chair de ta crainte, tes jugements me remplissent de frayeur " (Ps CXVIII, 120). Lorgueilleux est précipité dans cette vallée et sy brise ; lhumble y descend et ne court aucun danger. Lorgueilleux excuse son péché, lhumble au contraire le confesse, parce quil sait bien que Dieu ne juge pas une seconde fois celui qui est jugé, et que si nous nous jugeons nous-mêmes, nous ne serons pas jugés (1 Co XI, 31).
15. Mais lorgueilleux, oubliant combien il est horrible de tomber entre les mains du Dieu vivant, se laisse facilement aller à des paroles de malice et ne songe quà chercher des excuses à ses péchés. Cest en effet une malice bien grande que de navoir pas même pitié de toi, ô orgueilleux, et de repousser loin de toi, après ta faute, ce qui peut seul en être le remède, cest-à-dire la confession de ta faute ; daimer mieux renfermer des tisons allumés dans ton sein que de les rejeter loin de toi et de ne tenir aucun compte de ce conseil du Sage : " Aie pitié de ton âme en te rendant agréable à Dieu " (Si XXX, 24). Dailleurs pour qui est bon celui qui nest pas bon pour lui-même ? Cest maintenant que le monde est jugé et maintenant aussi que le prince de ce monde doit être chassé dehors, cest-à-dire hors de ton cur, pourvu que tu thumilies et que tu te juges toi-même. Le jugement du Seigneur se fera quand le ciel lui-même sera appelé den haut par Dieu et la terre appelée den bas, pour faire en leur présence le discernement de son peuple. Cest alors que tu auras lieu de craindre dêtre précipité avec Satan et ses anges, sil se trouve que tu nas pas encore été jugé. Quant à lhomme spirituel, comme il juge tout, il nest lui-même jugé par personne (1 Co II, 14). Voilà donc pourquoi le jugement commence à se faire dans la maison même de Dieu ; de cette manière, le juge, quand il viendra, trouvera les siens, ceux quil connaît pour lui appartenir, déjà jugés ; il naura plus besoin de les juger puisquil ne doit juger que ceux qui ne participent point aux travaux ni aux fatigues des hommes, et néprouvent point les fléaux auxquels les autres hommes sont exposés (Ps LXXII, 5).
CHAPITRE IX.
Le Jourdain.
16. Quelle joie pour le Jourdain qui se glorifie davoir été consacré par le baptême de Jésus-Christ, de recevoir les chrétiens dans ses eaux ! Il avait bien tort ce Syrien frappé de la lèpre (2 R V, 12), qui préférait aux fleuves dIsraël je ne sais quelle rivière de Damas, quand notre Jourdain sest montré si souvent soumis à Dieu comme un esclave, a su modérer si miraculeusement son cours soit pour Elie, soit pour Elisée, soit encore, en remontant plus haut dans lantiquité, pour Josué et pour tout le peuple dIsraël, à qui il laissa un passage à pied sec (2 R II, 8 ; Jos III). Après tout, où trouver un fleuve plus illustre que celui-là et comme lui consacré par une sorte de présence sensible de la Trinité ? Car sur ses bords la voix du Père se fit entendre, le Saint-Esprit se fit apercevoir et le Fils fut baptisé ? Cest donc avec raison que sur lordre même de Jésus-Christ, tout le peuple fidèle éprouve maintenant dans son âme, la vertu de ses eaux dont Naaman, sur le conseil du Prophète, fit lexpérience dans sa propre chair (2 R V).
CHAPITRE X.
Le Calvaire.
17. Allons aussi sur le Calvaire où le véritable Elisée, dont ont ri des enfants insensés (2 R II, 17), donna un rire éternel à ceux dont il a dit : " Me voici, moi et les enfants que le Seigneur ma donnés " (Is VIII, 18). O vertueux enfants, tandis que les premiers ne savaient que bafouer le Prophète, le Psalmiste excite les seconds à chanter les louanges de Dieu en leur disant : " Louez le Seigneur, vous qui êtes ses enfants, louez le nom du Seigneur " (Ps CXII, 1), afin que dans la bouche de ces vertueux enfants se trouve la louange du Très-Haut quavaient cessé de faire entendre les odieux enfants dont il se plaint en ces termes : " Jai nourri des enfants et les ai élevés, et après cela ils mont méprisé " (Is I, 2). Notre chauve est monté sur la croix et sest exposé aux regards du monde pour sauver le monde ; rien ne voilait sa face, rien ne couvrait son front pendant quil expiait nos péchés ; il na pas plus reculé devant lignominie que devant les supplices dune mort honteuse et terrible, pour nous arracher à des supplices éternels et nous rendre à la gloire. Pourquoi nous en étonner, et pourquoi aurait-il éprouvé de la confusion, puisquil na pas lavé nos souillures comme leau qui les délaye et sen charge elle-même, mais comme les rayons du soleil qui les dessèchent et demeurent toujours purs ? Car la sagesse de Dieu atteint partout, à cause de sa pureté.
CHAPITRE XI.
Le Sépulcre.
18. De tous les lieux saints, celui qui tient la première place en quelque sorte, quon désire le plus voir et où lon ressent je ne sais quel redoublement de piété, cest celui où le Christ reposa après sa mort plutôt que ceux où il vécut. La pensée de sa mort plus encore que celle de sa vie réveille notre piété. Je pense que cela vient de ce que lune paraît plus austère et lautre plus douce et que le repos et la sécurité de la mort sourient plus à la faiblesse humaine que les fatigues et la rectitude de la vie. La vie du Christ mindique de quelle manière je dois vivre, sa mort, au contraire, me rachète de la mort ; lune règle ma vie, lautre est le rachat de la mort. Sa vie fut laborieuse sans doute, mais sa mort est précieuse, sans que lune toutefois ait été moins nécessaire que lautre. En effet, à quoi aurait servi la mort du Christ à celui qui vit mal, et sa vie à celui qui meurt en damné ? Est-ce que la mort du Sauveur peut, de nos jours, sauver de la mort éternelle ceux qui vivent dans le mal jusquà la mort, ou sa sainte vie a-t-elle pu sauver les saints Pères qui sont morts avant sa venue, selon ces paroles : " Quel homme pourra vivre sans mourir un jour et qui pourra soustraire son âme à la puissance de lenfer ? " (Ps LXXXVIII, 49). Mais comme il nous est également nécessaire de vivre saintement et de mourir en pleine sécurité, il est venu par sa vie nous apprendre à vivre, et, par sa mort, rendre la sécurité à la nôtre ; il est mort pour ressusciter et nous a ainsi donné lespérance de ressusciter aussi après notre mort. A ces deux bienfaits, il en ajouta même un troisième, sans lequel les deux autres ne pouvaient sous servir : il a effacé nos péchés. En effet, ne fussions-nous souillés que du seul péché originel, à quoi nous servirait, par rapport à la vraie et suprême félicité, la vie la plus sainte et la plus longue qui se puisse voir ? Dès que le péché est entré dans notre âme il faut que la mort le suive ; si lhomme ne lavait point commis, il naurait jamais connu la mort.
19. Cest donc par le péché quil a perdu la vie et mérité la mort : Dieu le lui avait prédit, et il était juste par conséquent quil mourût sil péchait ; est-il, en effet, rien de plus juste que la peine du talion ? De même que lâme est la vie du corps, Dieu est la vie de lâme ; en péchant volontairement il a perdu volontairement la vie, mais cest bien contre son gré quil a perdu en même temps le pouvoir dentretenir même la vie. Il a spontanément repoussé la vie quand il na plus voulu vivre, il ne pourra plus désormais la donner à qui que ce soit quand même il le voudrait. Lâme na plus voulu être gouvernée par Dieu, elle ne pourra plus désormais gouverner elle-même son corps ; si elle ne veut pas se soumettre à son supérieur, pourquoi son esclave lui obéirait-il ? Le Créateur a trouvé la créature rebelle à ses volontés, nest-il pas juste que la créature trouve sa servante révoltée contre elle ? Lhomme a transgressé la loi de Dieu, il doit trouver maintenant dans ses membres une loi qui se trouve en révolte ouverte contre celle de lesprit et qui la captive elle-même sous la loi du péché. Or, il est dit (Is LIX) que le péché élève une séparation entre Dieu et nous, il sensuit que la mort, à son tour, met aussi une séparation entre notre corps et nous. Cest le péché qui a séparé notre âme de Dieu, de même la mort la sépare de notre corps. En quoi donc la vengeance est-elle plus sévère que la faute, puisque lâme ne souffre de son esclave que ce quelle sest permis la première de faire souffrir à son auteur ? Pour moi je ne trouve rien de plus juste que la mort engendre la mort, que la mort de lesprit entraîne celle du corps, la mort du péché celle du châtiment, la mort qui est née de notre volonté celle qui simpose à notre volonté.
20. Lhomme donc se trouvant condamné à une double mort dans sa double nature, lune spirituelle et volontaire, lautre corporelle et forcée : lHomme-Dieu a remédié à lune et à lautre avec autant de bonté que defficacité par sa mort corporelle et volontaire, et, en mourant une fois, il a tué nos deux morts. Il ne pouvait en être autrement ; car nos deux morts étant le fruit de notre péché et le payement de notre dette, le Christ, en prenant sur lui notre dette, sans participer à notre péché, nous a rendu en même temps, par sa mort volontaire et corporelle, la vie et la justice. Sil navait pas souffert corporellement, il naurait point acquitté notre dette ; et si sa mort navait point été volontaire, elle naurait eu aucun mérite. Doù il suit, sil est vrai, comme il est dit, que la mort est la dette en même temps que la peine du péché ; que le Christ, en effaçant le péché et en mourant pour les pécheurs, a acquitté notre dette et subi notre peine.
21. Mais doù vient au Christ le pouvoir de remettre les péchés ? Sans doute de ce quil est Dieu et quil peut tout ce quil veut. Mais à quoi reconnaissons-nous sa divinité ? Cest à ses miracles ; car il a fait des choses que nul autre que lui ne peut faire ; sans parler des oracles des prophètes et du témoignage que son Père lui a rendu du haut du ciel, au milieu de sa glorieuse transfiguration. Si nous avons Dieu pour nous, qui sera contre nous ? Si Dieu même nous justifie qui est-ce qui nous condamnera ? Si ce nest quà lui que nous disons tous les jours : " Jai péché contre toi, Seigneur " (Ps L, 5), qui mieux que lui ou plutôt quel autre que lui peut nous remettre le péché que nous avons fait contre lui ? Ou bien comment ne le pourrait-il pas, lui qui peut tout ? Après tout je puis, si bon me semble, pardonner les fautes quon a à se reprocher à mon égard, pourquoi Dieu ne pourrait-il pas en faire autant ? Si donc le Tout-Puissant peut, mais peut seul remettre les péchés commis contre lui, on doit proclamer bien heureux celui à qui il nimpute point son péché. Quoi quil en soit, cest donc en vertu de sa divinité que le Christ a pu nous remettre nos péchés.
22. La-t-il voulu ? Qui peut en douter ? Comment croire que celui qui a voulu se revêtir de notre chair et subir la mort pour nous, nous refusera sa justice ? Après sêtre incarné parce quil la voulu, avoir été crucifié parce quil la voulu, ny a-t-il que sa justice quil ne voudra point nous communiquer ? Or il est certain quil a voulu en tant quhomme ce quil a pu en tant que Dieu. Mais qui nous a dit quil a fait mourir la mort ? Nous le savons par cela seul quil a voulu la souffrir bien quil ne leût pas méritée. En effet à quel titre réclamera-t-on de nous le payement dune dette quil a acquittée pour nous ? Celui qui a effacé la dette du péché en nous donnant sa justice, a acquitté en même temps la dette de la mort et nous a rendu la vie, car la vie reparaît à la mort de la mort, de même que la justice revit là où le péché disparaît. Or la mort est mise en fuite par la mort du Christ, doù il suit que sa justice nous est imputée. Mais comment un Dieu a-t-il pu mourir ? Parce quil était homme. Et comment la mort de cet homme peut-elle profiter aux autres hommes ? Cest parce quil était juste. Il est bien certain quétant homme il a pu mourir, et quétant juste il est mort sans avoir mérité de mourir. Un pécheur ne saurait mourir pour un autre, puisquil est dabord obligé de mourir pour lui-même ; mais celui qui na point à mourir pour soi, mourra-t-il inutilement pour les autres ? Non, et plus la mort de celui qui na point mérité de mourir est injuste, plus il est juste que celui pour lequel il meurt, vive.
23. Mais, direz-vous, où est la justice quand un innocent meurt pour un coupable ? Je vous répondrai : il ny a pas là justice mais miséricorde ; sil y avait justice, cest quil ne mourrait pas pour rien, mais pour acquitter sa dette ; or sil mourait parce quil doit mourir, il mourrait effectivement, et celui pour qui il mourrait nen vivrait pas plus pour cela. Mais sil ny a pas justice, du moins il ny a pas non plus injustice quil meure, autrement il ne pourrait jamais être en même temps juste et miséricordieux. Mais sil ny a rien dinjuste à ce quun innocent satisfasse pour un coupable, comment un seul pourra-t-il le faire pour plusieurs ? Il semble que la justice exige que sil ny a quun seul qui meure il meure pour un seul. A cela lApôtre répond : " De même que cest par le péché dun seul que tous les hommes sont tombés dans la condamnation, ainsi cest par la justice dun seul que tous les hommes reçoivent la justification et la vie ; car comme plusieurs sont devenus pécheurs par la désobéissance dun seul, ainsi plusieurs seront rendus justes par lobéissance dun seul " (Rm V, 19). Mais si un seul a pu rendre la justice à plusieurs peut-être na-t-il pas pu leur rendre la vie. LApôtre répond : " Comme la mort est venue par un homme, la résurrection des morts doit venir également par un homme, et si tous meurent en Adam, tous aussi revivront en Jésus-Christ " (1 Co XV, 22). En effet, quand un seul a péché, et que tous sont réputés pécheurs, pourquoi la justice dun seul ne serait-elle imputée quà lui ? Le péché dun seul aurait causé la mort de tous, et la justice dun seul ne rendrait la vie quà un ? La justice de Dieu tendrait donc plus à condamner quà absoudre ? Ou faut-il croire quAdam fut plus puissant pour le mal que le Christ pour le bien ? On mimputera la faute dAdam et la justice du Christ ne me sera comptée pour rien ? Lun aura pu me perdre par sa désobéissance et lautre ne pourra me sauver par son obéissance ?
24. Vous me direz sans doute quil est juste que le péché dAdam passe en nous tous, puisque nous avons tous péché en lui, attendu que, lorsquil a péché, nous étions tous en lui et que cest de lui que nous descendons par la concupiscence de la chair. Mais nous descendons encore bien plus directement de Dieu selon lesprit que dAdam selon la chair ; car selon lesprit nous étions en Jésus-Christ bien avant que nous fussions en Adam par la chair, si pourtant nous pouvons nous flatter dêtre de ceux dont lApôtre voulait parler quand il disait : " Il (cest-à-dire Dieu le Père) nous a élus en lui, en son Fils, avant la création du monde " (Ep XII). Pour ce qui est dêtre nés de Dieu même, lEvangéliste saint Jean ne nous permet pas den douter quand il dit : " Ils ne sont pas nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de lhomme, mais de Dieu même " (Jn I, 12) et ailleurs (1 Jn III, 8) : " Celui qui est né de Dieu ne pèche pas, parce que son origine céleste le conserve ". Mais, reprenez-vous, la concupiscence de la chair montre assez que nous sommes nés de la chair, et le péché que nous sentons dans la chair prouve jusquà lévidence que selon la chair nous descendons dun pécheur. Cela nempêche pas que leur génération spirituelle ne soit sentie, sinon dans la chair, du moins dans le cur, par ceux qui peuvent dire avec saint Paul : " Pour nous, nous avons lesprit de Jésus-Christ " (1 Co II, 16), dans lequel ils ont fait tant de progrès quils peuvent ajouter en toute confiance : " LEsprit de Dieu même rend témoignage à notre esprit que nous sommes ses enfants " (Rm VIII, 16) et encore : " Nous navons point reçu lesprit du monde, mais lEsprit de Dieu, afin que nous connaissions les dons que Dieu nous a faits " (1 Co II, 12). LEsprit de Dieu a donc répandu la charité dans nos curs, de même que notre origine charnelle dAdam a fait couler la concupiscence dans nos membres, et de même que celle-ci, qui a sa source dans le père de nos corps, se retrouve en toute chair mortelle en cette vie ; ainsi celle-là, qui vient du Père des esprits, nest jamais absente du cur des enfants parfaits de Dieu.
25. Mais si nous sommes nés de Dieu et choisis en Jésus-Christ, où serait la justice que notre origine humaine et terrestre lemportât sur notre origine céleste et divine, que notre héritage charnel prévalût sur lélection de Dieu, et que la concupiscence de la chair, qui nous vient dune source temporelle, prescrivît contre ses éternels desseins ? Ou plutôt, si la mort a pu venir jusquà nous par le fait dun homme, pourquoi la vie ny viendrait-elle pas à plus forte raison également par un homme, et surtout par un tel homme ? Pourquoi enfin, si nous mourons tous en Adam, ne serions-nous pas plus sûrement vivifiés en Jésus-Christ ? " Enfin, sil nen est pas de la grâce de Dieu comme du mal arrivé par un seul homme qui a péché, car nous avons été condamnés au jugement de Dieu pour un seul péché, au lieu que nous sommes justifiés, par la grâce de Jésus-Christ, après plusieurs péchés " (Rm V, 15). Le Christ a donc pu nous remettre nos péchés parce quil est Dieu ; mourir, puisquil est homme, et payer, en mourant, notre dette à la mort, parce quil est juste. Et, dun autre côté, la vie et la justice dun seul ont pu suffire à tout par la même raison que le péché et la mort ont pu passer dun seul homme dans tous les hommes.
26. Mais ce nest pas sans nécessité que lHomme-Dieu retarda sa mort et vécut pendant quelque temps parmi les hommes ; cétait pour les exciter aux choses invisibles par de nombreux entretiens où il leur faisait entendre les paroles de la vérité, pour établir la foi dans leur âme par la vue de ses uvres merveilleuses et pour les former à la vertu, par lexemple de sa conduite. LHomme-Dieu a donc mené sous nos yeux une vie de tempérance, de justice et de piété, enseigné la vérité, opéré des merveilles, souffert des tourments quil navait pas mérités, aussi que nous a-t-il manqué pour le salut de ce côté ? Si à cela sajoute la rémission de nos péchés, je veux dire une rémission gratuite, il est évident que luvre de notre salut est complète. Il ny a pas à craindre que pour remettre ainsi nos péchés la puissance ou la volonté manquent à Dieu et surtout à un Dieu qui a souffert et tant souffert pour les pécheurs, pourvu quil nous trouve disposés à imiter, comme il est juste, les exemples quil nous a donnés, à respecter les miracles quil a faits, à croire à sa doctrine et à lui témoigner notre reconnaissance pour tout ce quil a souffert.
27. Ainsi, en Jésus-Christ, tout nous a servi, tout a été salutaire pour nous, tout nous fut nécessaire, et sa faiblesse ne nous a pas été moins utile que sa grandeur ; car si la vertu de sa divinité a écarté le joug du péché qui pesait sur nos têtes, cest la faiblesse de la chair qui lui permit, par sa mort, de rompre la puissance de la mort. Cest ce qui faisait dire avec tant de raison à lApôtre : " Ce qui paraît une faiblesse en Dieu est une force plus grande que celle de tous les hommes " (1 Co I, 25). Et cette folie par laquelle il lui a plu de sauver le monde, afin de confondre en même temps la sagesse et les sages du monde, quand, par exemple, tout Dieu et tout égal à Dieu quil fût formellement, il sabaissa jusquà prendre la forme dun esclave ; tout riche, grand, élevé et puissant quil fût, il se fit pour nous, pauvre, petit, humble et faible ; quand il eut faim et soif, quand il ressentit la fatigue des voyages et le reste, non parce quil y était contraint, mais parce quil la bien voulu, cette espèce de folie de sa part, ne fut-elle point pour nous la voie de la sages